Chroniques

par bertrand bolognesi

Gloria, à travers les âges
Jérôme Pillement et l’Orchestre Lyrique de Région Avignon Provence

Musique Sacrée en Avignon / Église des Carmes, Avignon
- 31 octobre 2010

On saluera d’emblée le défi relevé de ce concert : mêler des esthétiques complètement différentes à travers la joie du Gloria, du néoclassicisme encore novateur d’il y a soixante ans au baroque galant comptant près de trois siècles. La chose n’est pas aisée, on le sait : dans des programmes de la sorte, la question de la cohérence thématique ne l’emporte pas forcément sur celle d’une unité stylistique qu’il faut oublier, d’une part, mais, surtout, les œuvres elles-mêmes conjuguent des effectifs divers, ce qui occasionne des changements de plateau (pour parler cuisine) parfois malaisés. Aussi l’expérience de cet après-midi surprendra-t-elle positivement.

Dès les premières mesures d’un amuse-gueule sur lequel on passera rapidement – à tâcher d’analyser l’auto-complaisant et racoleur Que ma joie demeure impersonnel de Landowski (mais, dans un domaine voisin, à observer l’attribution toute récente du Goncourt… no comment), on ne ferait que cataloguer influences et copies, caprice d’un Dies irae joli-comme-un-cœur-en-sucre : au mieux commenter du commentaire –, les cordes de l’Orchestre Lyrique de Région Avignon Provence affirment une cohésion des plus appréciables, soignant une couleur délicate, dans l’aura d’un premier violon à la partie solistique servie par la fiabilité d’un archet expressif.

Le cœur de la fête, c’est à la musique de Francis Poulenc qu’on l’a confié.
Avec, d’abord, le Gloria composé quelques années après le Stabat mater pour le même effectif. Entre ces deux œuvres, l’opéra Dialogues des carmélites est venu cristalliser et marquer à jamais le style de Poulenc, ce que l’auditeur constatera facilement dès les premiers moments choraux de cette exécution. Après la fermeté de la sonnerie initiale du Gloria inexcelsis Deo, Jérôme Pillement infléchit sa lecture vers une certaine solennité plutôt que dans la pétillante effervescence qui est une voie interprétative également possible. C’est le recueillement qu’il choisit, quand bien même jubilatoire, et non l’insolente innocence des cornettes jouant au football, moins encore celle des anges qui tirent la langue (c’est aujourd’hui Halloween, pourtant …). Préparés par Vincent Recolin, les artistes du Chœur Régional Vocal Provence donnent ici le meilleur d’eux-mêmes, faisant sympathiquement bondir le Laudamus Te, finement nuancé en son centre, avant les fastueux sourires du Prosper magnam Gloriam dont la bonne humeur se révèle toujours inspirée.

À parler nuance, le chef écoute minutieusement ses ouailles, dosant sagement les bois de la troisième séquence (Domine Deus), dans une acoustique qui semble ne pas s’apprivoiser du premier coup. Aussi l’équilibre est-il irréprochable entre l’orchestre, ses tutti et ses traits solos, la masse chorale et la voix. Un rien tendu au tout début, le soprano Marion Tassou – pour qui ce Gloria est une première, précisons – affermit bientôt l’émission, élargit peu à peu la projection, ouvre enfin la couleur (où l’on entend Blanche, immanquablement). Son motif récurent trouve alors à poser souplement l’aigu, dans une extrême délicatesse de la dynamique générale. Après un cordial Domine Filii unigenite, cette voix devient aérienne, répétant son litanique Domine Deo dans la progressive invasion du chœur du cinquième mouvement (Domine Deus, agnus Dei), ici parfaitement gérée, dans le respect d’une harmonie mystérieuse : celle qui fait immédiatement reconnaître Poulenc (à ses résolutions à nulles autres pareilles, par exemple). Ponctué d’inserts instrumentaux au geste large, l’introduction a cappella de Qui sedes a dexteram Patris lorgne à peine vers un hiératisme que l’on crut à tort grégorien, renouant assez vite avec l’impulsion dansée qui traverse toute l’œuvre, agrémentée au passage par des acidités de cuivres qu’on pourraient presque qualifier d’inconvenantes – et c’est tout le charme de cette musique, bien sûr. Par delà le faux dépouillement, théâtral en diable, de l’Amen, l’inspiration de cette exécution demeure jusqu’en sa grâce finale.

Poulenc, toujours, plus jeune, dans le moment pénible de ce qui pourrait bien ressembler à une dépression. Nous sommes en août 1936, il rend visite à des amis à Uzerche. Une promenade les mène jusqu’à Rocamadour et sa Vierge noire. Pour le compositeur, le choc est indicible…sinon par ses Litanies à la Vierge noire pour chœur féminin en trois parties et orgue, écrites en sept jours. Si l’on joue régulièrement cette version originale, l’orchestration de la partie d’orgue pour cordes et timbales, effectuée par Poulenc lui-même en 1947, reste plus rare. Aussi, sous le ciel bleu bolognais de l’Église des Carmes, l’austérité chorale se trouve-t-elle grandie par la profondeur inouïe des violoncelles et contrebasses, livrant l’opus dans une gravité tendre. Angoissé et tragique, le ton est tout de ferveur religieuse, Jérôme Pillement comprenant intimement tous les aspects de l’œuvre qu’il place dans tout ce que son temps eut de trouble, d’inquiétude, mais aussi dans ce regard que l’auteur put avoir a posteriori lorsqu’il l’orchestrait, deux ans après la guerre : c’en est saisissant. Saluons les vrais risques qu’il prend avec la nuance qu’il conclut dans pianississimo médusant, transmettant une fragilité à fleur de peau qu’il sait ne jamais traduire par un son précaire, laissant bientôt sourdre l’inénarrable consolation de la résolution – ayez pitié de nous. Ces litanies sont indéniablement la clé de voûte du concert.

Grand plongeon de trois siècles, annoncions-nous… avec le Gloria RV 589 d’Antonio Vivaldi ! Certes, c’est osé, mais pourquoi pas ? Il est ici joué sur instruments modernes, dans une inflexion large qui commence par faire frémir l’habitué des interprétations baroques que nous sommes – oubliée pendant longtemps, cette musique fut réentendue dans ces années mêmes où Poulenc achevait les deux pièces précédemment jouées ; gageons qu’elles ne le furent pas sur instrument anciens... Rien qui empêche l’Allegro du Gloria in excelsis Deo d’emporter l’écoute dans sa fête, toutefois. Et in terra pax, dans ce halo, se fait drame plutôt que scansion purement sacrée, dans un équilibre presque mozartien. À Marion Tassou s’ajoute ici Élodie Kimmel. Le public applaudit la fin du Rex coelestis ; il ne se trompe guère : avec cette interprétation héritière du XIXe siècle à l’italien bel cantiste, nous sommes au théâtre. Clémentine Margaine offre un alto altier au Domine Deus, agnus Dei, un timbre chaud qu’elle met au service d’une expressivité choisie : elle aborde sa partie en pensant chaque phrase, chaque son, dans une rhétorique baroque, ne se contentant point de livrer des mots bien chantés. Une nouvelle fois, le chef contrôle incroyablement les dosages, entre trompettes, voix, chœur et continuo.

BB