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Chroniques
Gottfried von Einem | Der Prozess, opéra en neuf tableaux
Michael Laurenz, Ilse Eerens, Jochen Schmeckenbecher, etc.
Une relation privilégiée s’est tissée tôt entre Gottfried von Einem et le Salzburger Festspiele. Dès l’enfance, les parents du futur compositeur l’emmenèrent au festival. Le 6 août 1947, la prestigieuse institution autrichienne créait son premier opéra, Dantons Tod, conçu d’après la pièce de Büchner [lire notre chronique du 27 mars 2018]. D’abord consultant, le jeune musicien, fort du très grand succès de cette première, fera bientôt partie du conseil d’administration au sein duquel il travaille au renouveau artistique envisagé avec une présence plus forte de la musique de son temps. Après plusieurs années, pas toujours faciles, à poursuivre ce but, il décide de démissionner, à l’aube de 1964. Entre temps, plusieurs de ses œuvres ont été créées ici, dont Der Prozess. Ce deuxième ouvrage lyrique, composé en neuf tableaux sur un livret de Boris Blacher et d’Heinz von Cramer d'après le roman fragmentaire de Franz Kafka, fut révélé au public le 17 août 1953 dans une mise en scène d’Oscar Fritz Schuh. Karl Böhm dirigeait les Wiener Philharmoniker. Dans le cadre du centenaire de la naissance de Gottfried von Einem, disparu en 1996, le Salzburger Festspiele lui rend un bel hommage par cet opus donné en version de concert.
D’abord tenté par l’écriture dodécaphonique, Einem, s’apercevant de l’incompatibilité de cette technique avec l’argument et sa structure séquentielle, revient à des procédés plus traditionnels où s’invite le grain de folie d’un exotisme musical, tel qu’en des pages scéniques antérieures de Kurt Weill. Ainsi le jazz est-il omniprésent dans Le procès, comme il le serait encore près de vingt ans plus tard dans La visite de la vieille dame [lire notre chronique du 28 mars 2018]. La facture se distingue toutefois nettement de celle de l’aîné : loin de vérifier une succession de numéros où se conjuguent chansons, danses et récits, la partition s’organise sur une sorte de pédale constante de l’orchestre où vient se déposer, comme des papillons séduits par une couleur traitresse qui les garde prisonniers, de nombreux et vifs dialogues et quelques arie di bravura quant à l’endurance requise par une rude déclamation emphatique. Plutôt que l’affrontement de contrastes, l’option compositionnelle est celle d’un tissu évolutif omniprésent, souvent ostinato, à l’instar de l’énigmatique roman de Kafka où l’accusé ne saura jamais de quoi le tribunal l’accuse, où le tribunal se réunit dans un grenier clandestin, ne donne d’informations que via un labyrinthe de connaissances mondaines qui toujours en diffère l’actualité, jusqu’à une condamnation non prononcée que l’égorgement final rend effective. À ce titre, on peut donc considérer que l’orchestre mène le jeu, dans une ronde de pantins humains qui jamais n’en prend conscience.
Sous la battue du chef et compositeur Heinz Karl Gruber [lire nos chroniques du 14 juin 2009 et du 22 février 2015], jeune élève de Gottfried von Einem à Vienne dans les années soixante – il confie que, de toutes les œuvres de son professeur, Der Prozess est celle qu’il préfère (brochure de salle) –, à la tête de l’ORF Radio-Sinfonieorchester Wien, une douzaine de chanteurs incarnent vingt-huit rôles. Cette distribution compte de jeunes solistes dont il faut saluer l’efficace prestation : ainsi de Daniel Gutmann, baryton-basse fort incisif, du ténor sainement émis de Martin Kiener et d’Alexander Hüttner, ténor idéalement agressif, tous trois campant (entre autres) les employés de la banque, témoins de l’arrestation.
On retrouve avec plaisir nombre d’artistes souvent appréciés : la basse Tilmann Rönnebeck dans trois personnages dont perce surtout l’Oncle Albert [lire nos chroniques de Die Soldaten, Lear et Pelléas et Mélisande], l’excellent Jörg Schneider, très en voix dans la partie du peintre Titorelli [lire nos chroniques de Fidelio et d’Il ritorno d'Ulisse in patria], le baryton-basse enveloppant de Jochen Schmeckenbecher, tour à tour Surveillant, Prêtre, Block et Passant anonyme [lire nos chroniques de Siegfried, Götterdämmerung, Lulu, Die Soldaten, Parsifal et Gurrelieder], l’agile Ilse Eerens, Demoiselle Bürstner séduisante et pudibonde puis provocatrice Leni – la camériste de l’avocat, amoureuse de chaque accusé car « tous les accusés sont beaux » – qu’elle sert d’un soprano facile [lire nos chroniques de Lady Sarashina, Moses und Aron, Œdipe, Der Kreidekreis et Lucio Silla], le baryton avantageusement impacté de Johannes Kammler, ferme Appariteur puis plus doux en Avocat [lire nos chroniques d’Oberon et des Vêpres siciliennes], enfin l’incroyable Michael Laurenz, increvable K qui se joue souverainement d’une partie toujours en tension [lire nos chroniques de Beatrice Cenci, Die Entführung aus dem Serail, Wozzeck et Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna] – quelle folle endurance ! Bravo, également, à Matthäus Schmidlechner (Directeur adjoint, Étudiant), Lars Woldt (Juge d’Instruction, Inspecteur) et à Anke Vondung dont l’onctuosité convient idéalement à Frau Grubach, dévouée et sensuelle. La caractérisation des rôles, par le compositeur et par cette distribution bien choisie, fonctionne parfaitement.
La première française de l’œuvre eut lieu à Nantes en 2001, dans une mise en scène d’Éric Chevalier, en même temps que celle de K… de Philippe Manoury, autre opéra inspiré par Le procès de Kafka. La verve tragicomique du roman hante la version d’Einem, très proche du texte original, comme c’est aussi le cas de ses œuvres inspirées de Büchner et de Dürrenmatt. Mais si les premiers tableaux vérifient cette quasi littéralité, les trois derniers condensent au maximum, dans une urgence haletante. Des éléments volontiers cocasses en jonchent le pas, comme la volée de cloches initiale, une porte installée parmi les percussions qu’on frappe lorsque le capitaine (qui dort à côté) réclame le silence, les altières trompettes du tribunal reprochant à K son retard, ou encore les bruits de cuisine qui accompagnent l’incessant va-et-vient entre les bureaux de la justice et la vie quotidienne dans l’immeuble où ils se cachent.
BB