Chroniques

par bertrand bolognesi

grandes pages du répertoire russe
le piano de Simon Trpčeski et la baguette d’Eivind Gullberg Jensen

Chorégies d'Orange / Théâtre antique
- 3 août 2009
le pianiste Simon Trpčeski joue Rachmaninov aux Chorégies d'Orange
© dr

C'est installés devant la statue d'Auguste que nous retrouvons les musiciens de l'Orchestre National de France pour un concert symphonique venant ponctuer les représentations lyriques des fameuses Chorégies. Tandis que de nombreux téléspectateurs découvriront demain la production de Jean-Claude Auvray [lire notre chronique du 1er août 2009], le public de ce soir est venu entendre de grandes pages du répertoire russe. Avec, pour commencer, l'ouverture de La foire de Sorotchintzi, opéra buffa d'après Gogol que, parmi tant d'autres esquisses et projets, Moussorgski laissa inachevé, et que Tcherepnine compléterait.

Eivind Gullberg Jensendonne naissance aux premières mesures dans un moelleux mystérieux jamais démenti par l'excellent équilibre pupitral entretenu par la suite. La couleur des bois est soigneusement dosée, parfaitement servie par la fiabilité des instrumentistes. Les cuivres ne sont pas en reste, si bien que l'écoute rencontre dès l'abord une qualité d'exécution qui réchauffe l'oreille (il fallait au moins ça face aux extraversions du mistral).

Le pianiste macédonien Simon Trpčeski fait son entrée, dessinant aux accords initiaux du Concerto en ut mineur Op.18 n°2 de Rachmaninov une imprégnation infiniment pudique. Il invite l'orchestre à une élégance d'énoncé qui place la barre haute. L'inflexion se garde d'une onctuosité trop manifeste, se maintient adroitement dans un savant entre-deux où l’on voit la musique – pure, abstraite – nager dessus une mélancolie terrible, particulièrement exacerbée lorsque l'œuvre fut écrite. Le piano est discret, bénéficie d'une unité rare de la sonorité, tout en osant une mobilité de tempo toujours d'à-propos.

Les conditions météorologiques ne sont pas flatteuses, avec de violentes bourrasques qui éloignent souvent le piano des gradins ou projettent trop loin certaines sections de l'orchestre. Tout donne à penser qu'en salle, le travail de la dynamique prendrait tout son sens. Cela dit, la baguette norvégienne semble, à plusieurs reprises, oublier le soliste : la partition de Rachmaninov jouit d'une opulence presque déplacée, au risque d'étouffer le piano. Ce problème commence à se solutionner dans le mouvement médian, tant en ce qui concerne la balance que les questions de tactus, Gullberg Jensen se fondant génialement dans l'inspiration de Trpčeski. Et quelle inspiration ! Cette interprétation est inventive sans caprice, sensible sans mièvrerie, rigoureuse sans sècheresse. Dans le dernier épisode, le soliste oppose une conception relativement spartiate aux excès sucrés de la direction : par cette extrême clarté, il détache judicieusement son discours de la masse orchestrale, emportant bientôt l'adhésion d'un auditoire qu'on voit rarement autant concentré lorsqu'il est en si grand nombre.

Après un court entracte, revenons quelques années en arrière avec la Marche slave Op.31 de Tchaïkovski, donnée dans l'éclat qui lui revient. Suivent les Tableaux d'une exposition de Moussorgski (dans l'orchestration de Ravel, comme d'habitude), dans une exécution qui en souligne les moindres bizarreries et fait contraster les nuances, faisant sourdre d'une indicible caqûre la magnificence de la cloche – enfin une vraie cloche ! Aussi chaque toile nous est-elle contée, grâce à un puissant sens dramatique.

BB