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Guai ai gelidi mostri
hommage à Luigi Nono par Recherche
Il n’est pas si fréquent de pouvoir entendre les œuvres de Luigi Nono. Le Festival d’Automne à Paris a entrepris depuis 1987 – soit deux ans avant la disparition du compositeur – de faire découvrir quelques unes de ses œuvres, mais leur exécution demeure encore irrégulière. Qu’il s’agisse de Baden-Baden, Berlin, Bonn, Darmstadt, Donaueschingen, Hambourg, Munich ou Nuremberg, c’est l’Allemagne qui, avant même l’Italie natale, permit la plupart des créations du Vénitien. Cologne n’est certes pas en reste : c’est ici-même que ce sont créées des œuvres comme Der rote Mantel (1955), Il Canto sospeso (1956), Ein Gespenst geht um in der Welt (1971), les fragments de l’opéra Al gran sole carico d’amore (1976), Donde estas hermano ? (1982) et Risonanze erranti (1986). C’est également à Cologne que devait être donné pour la première fois Guai ai gelidi mostri, le 23 octobre 1983, une pièce d’importance qui réunit deux voix graves, un ensemble instrumental (alto, violoncelle, contrebasse, flûte, clarinette, tuba) et un dispositif électronique.
Avec ce Gardez-vous des monstres gelés, Nono affirmait une fois de plus son engagement, désignant, dans la suite de Nietzsche, l’État comme un monstre contre lequel l’artiste déclare ne devoir jamais cesser de lutter. Il travaille avec Massimo Cacciari à son Prometeo (tragedia dell’ascolto) depuis deux ans et pour deux ans encore lorsqu’il achève cette partition qui a recours au collage effectué par le même philosophe (à partir de textes empruntés à Benn, Michelstaedter, Nietzsche, Ovide, Pound, Rilke, Rosenzweig) et aux peintures d’Emilio Vedova. Annonçant cette tragédie de l’écoute, Nono invite le public à un rite nouveau, lui demande soudain de savoir « écouter les pierres ». On dit alors qu’il s’enfermait peu à peu dans un hermétisme touchant à l’effacement, au silence ; il serait plus juste de considérer qu’il sut, pour qui voulut bien s’y rendre disponible, toucher par nos oreilles troublées, déroutées, le sentiment du sacré que chacun cache en lui.
Échos, murmures, hauteurs incertaines, lent déroulement moins statique qu’il n’y paraît, tout concourt, avec une délicatesse presque apeurée (doutant sans cesse d’elle-même), à nous envelopper de la déposition de nos habitudes auditives, à jeter les armes inutiles pour une prise de conscience neuve. Voilà bien ce que font les prêtres de ce soir. On ne sait plus s’il faut parler d’interprétation, de talent, de technique, de toutes ces choses qui soudain paraîtraient futiles, peut-être mondaines (j’entends par là non religieuses).
Susanne Otto est, bien sûr, au rendez-vous, elle qui porte la musique de Nono comme une peau, pour ainsi dire, ainsi que Noa Frenkel dont on entend encore, plusieurs jours après le concert, les profonds et inquiétants « Mensch » de la quatrième section. Le chef suisse André Richard, collaborateur du compositeur durant les cinq dernières années de sa vie, officie sereinement à la tête des musiciens de l’ensemble Recherche, secondé par Michael Acker, Reinhold Braig et Joachim Haas aux consoles du Studio Expérimental de la Fondation Heinrich Strobel du Südwestrundfunk (Freiburg).
Le bel Omaggio a Luigi Nono de la Triennale de Cologne permettra, en outre, l’audition d’une vingtaine d’œuvres du compositeur, dont Prometeo et l’intégralité du cycle des Caminantes (du 16 avril au 9 mai). Programmer Nono de façon approfondie, c’est aussi évoquer la musique italienne contemporaine : ainsi ce concert commence-t-il par la Piccola musica notturna écrite pour flûte, clarinette, hautbois, célesta, harpe et violon en 1961 (à partir d’une version de 1954 pour orchestre) par l’un de ses maîtres, Luigi Dallapiccola. L’acoustique particulière du lieu favorise une sonorité moelleuse, ronde, moins violente et contrastée qu’on s’y attend. Du coup, la lecture semble presque sensuelle, sans pour autant déroger à un certain sens du dosage (elle ne développe aucun lyrisme à proprement parler, par exemple). Le titre de l’œuvre se réfère à un poème d’Antonio Machado auquel Dallapiccola rendit plusieurs fois hommage dans son travail. Bravo à Shizuyo Oka pour la belle phrase de clarinette.
À ce programme une pièce plus récente, Le voci sottovetro de Salvatore Sciarrino, en fait une transcription pour voix et instruments de madrigaux de Carlo Gesualdo di Venosa dans laquelle on se laissent reconnaître certains traits de l’opéra pour marionnettes, Terribile e spaventosa storia del Principe di Venosa e della bella Maria dont on entendit la création française en novembre 2000 (Mimmo Cuticchio et ses Pupi). Le travail du compositeur se trouve desservi par une acoustique qui n’avantage guère la perception de son raffinement et noie l’expressivité du mezzo-soprano Sonia Turchetta.
BB