Chroniques

par bertrand bolognesi

Guercœur
tragédie lyrique d’Albéric Magnard

Opéra national du Rhin, Strasbourg
- 30 avril 2024
Résurrection musicalement réussie de "Guercœur" d’Albéric Magnard !
© klara beck

Une nouvelle fois, l’événement lyrique revient à l’Opéra national du Rhin (OnR), grâce à son directeur général Alain Perroux qui, comme aucun, possède l’art de donner une nouvelle chance à des ouvrages délaissés. Initialement conçu pour Favart qui pourtant s’en désintéressera au profit de Bérénice, l’œuvre scénique précédente d’Albéric Magnard, que nous avions découverte à Tours il y a dix ans [lire notre chronique du 4 avril 2014], Guercœur, tragédie lyrique en trois actes sur un livret original du compositeur, achevée dès 1901 après quatre ans de travail, ne connut pas les honneurs du vivant de celui-ci. À Nancy, le chef et compositeur breton Guy Ropartz, alors fort investi dans la vie musicale lorraine, dirige la première de l’Acte III de Guercœur, le 28 février 1908 à la salle Poirel. Deux hivers plus loin, un autre compositeur et pédagogue, Gabriel Pierné cette fois, en crée le premier acte à Paris, au Théâtre du Châtelet, le 18 décembre 1910, mais le chapitre médian demeure inconnu du public.

Lorsqu’au tout début de la Grande Guerre, Magnard périt lors d’un acte de bravoure anti-germain, sa maison prend feu et, avec elle, la partition orchestrale des deux actes entendus. Par-delà cette malchance, Ropartz parvient à reconstituer de mémoire ce qu’il a joué quatre ans plus tôt, si bien qu’il dirige à nouveau l’acte final en version de concert, le 7 février 1923 : c’était à Strasbourg, où nous nous trouvons ce soir. C’est finalement François Ruhlmann, chef belge à qui l’on doit la mise au monde de nombreux opus lyriques français – si la plupart sont aujourd’hui oubliés, il faut tout de même compter Ariane et Barbe-Bleue (Dukas, 1907), L’heure espagnole (Ravel, 1911), Thérèse (Massenet, 1911) ou encore Mârouf (Rabaud, 1914) – et, surtout, celle de Bérénice à Favart en décembre 1911, qui, le 24 avril 1931, mène Guercœur, au complet sur les fonts baptismaux, au Palais Garnier – le deuxième acte avait été dûment conservé, et le premier reconstitué par Ropartz à partir du matériel chant-piano.

Depuis ?... après onze représentations, donné par l’Opéra national de Paris jusqu’au 8 mars 1932, et l’enregistrement, l’année suivante, de deux extraits par le baryton franco-américain Arthur Endrèze, créateur du rôle-titre, l’œuvre disparaît jusqu’en 1951 où Tony Aubin, compositeur alors plutôt connu pour ses contribution au septième art – notamment Le corbeau de Clouzot (1943) –, grave une version incomplète de la tragédie lyrique, dans la foulée d’un concert. Plus déterminant s’avèrera la version complète menée par Michel Plasson à la tête de l’Orchestre du Capitole de Toulouse, en 1986, dans laquelle font autorité les voix de José van Dam, Hildegard Behrens, Nadine Denize et Gary Lakes, dans les personnages principaux. Ainsi existe-t-il un document sonore d’un opéra de Magnard, ce qui n’est le cas ni d’Yolande (1888-91 ; création à Bruxelles, le 27 décembre 1892) ni de Bérénice. Les théâtres, quant à eux, ne rouvrent pas encore leurs portes à l’ouvrage. Dans une mise en scène de Dirk Schmeding, l’Opéra d’Osnabrück le met à son affiche en juin 2019, avec Andreas Hotz au pupitre – c’est donc une maison allemande qui le fait redécouvrir, un peu plus d’un siècle après la mort du musicien et quatre-vingt-huit ans après la création. Si cette production ossenbrügeoise suscita le désir d’Ingo Metzmacher d’un jour diriger Guercœur, celui du metteur en scène Christof Loy naquit de l’écoute d’une diffusion radiophonique nocturne. Ils sont les maîtres d’œuvre des sept représentations alsaciennes (cinq à Strasbourg, puis deux à Mulhouse), commencées avant-hier.

C’est essentiellement au chef d’orchestre allemand, défenseur ardent de la création [lire nos chroniques de Trance Position, Dionysos et Sakura] et fervent interprète d’opus récents [lire nos chroniques de Die Soldaten, Prometeo, tragedia dell’ascolto, Das Floß der Medusa et Begleitungsmusik zu einer Lichtspielscene] qui ne dédaigne ni le répertoire [lire nos chroniques d’Elektra, Macbet, Das Rheingold, Götterdämmerung et Salome] ni de plus rares pages [lire nos chroniques de Jazz Symphony, Die Gezeichneten, Lady Macbeth de Mzensk et Œdipe au Salzburger Festspiele puis à Paris], que l’on doit le meilleur de l’aventure. Tout en révélant l’influence wagnérienne dans la musique de Magnard, assez évidente à plusieurs égards, Ingo Metzmacher cisèle soigneusement, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, une clarté plus ancienne où le musicien a puisé une grâce renouvelée. L’attention constante à l’équilibre entre fosse et plateau laisse parfois perdre quelques couleurs, afin de ne pas couvrir quelques voix plus légères, mais, dans l’ensemble, la résurrection de Guercœur a bel et bien lieu. Préparés par Hendrik Haas, les artistes du Chœur de l’Opéra national du Rhin signent des interventions probantes, y compris lorsqu’elles sont émises aus der Ferne, et bien que les soprani aient tendance à durcir l’aigu assez rudement et parfois même à laisser chuter le tempérament (deuxième chœur du premier acte). Les soli de quelques membres retiennent positivement l’écoute – Clémence Baïz, Laurence Hunckler et Stella Oikonomou.

Une relative inégalité des forces vocales solistiques porte un peu d’ombre sur la soirée. Confier les rôles secondaires aux chanteurs de l’Opéra Studio de l’OnR s’avère, dans presque tous les cas, une bonne idée, mais encore faut-il mesurer la dimension de chacune de ces parties, car si L’Ombre d’une vierge convient assurément au soprano Alysia Hanshaw [lire notre chronique de Polifemo], le jeune ténor écossais Glen Cunningham, bien que pourvu d’un organe souple au timbre flatteur, est à la peine dans l’écriture tendue de L’Ombre du poète. Sagement conduite, l’Ombre du mezzo-soprano Marie Lenormand reste un rien confidentiel [lire nos chroniques de Bauci e Filemone, Mignon, Eugène Onéguine, Cendrillon, Falstaff, Hippolyte et Aricie et Le domino noir]. Les quatre allégories de l’affaire ne forment pas de véritable unité homogène, bien que charme irrésistiblement leur quatuor du dernier acte. On retrouve le soprano Gabrielle Philiponet qui s’acquitte de la Beauté par un chant efficace au format toutefois modeste [lire nos chroniques d’Il viaggio a Reims, Sémiramis, Dimitri, La bohème à Metz puis à Massy, Carmen, Lalla-Roukh et Faust]. On est, en revanche, comblé par la Bonté directement enveloppante et suave de l’excellent mezzo Eugénie Joneau qui, indéniablement, se distingue comme LA voix de ce Guercœur. D’un organe à l’évidente expressive et par un charisme scénique imposant, l’alto Adriana Bignagni Lesca déploie une Souffrance remarquable [lire notre chronique de La fille du régiment]. Il n’en va pas de même du mezzo Antoinette Dennefeld en Giselle certes lyrique et sonore, mais dont l’émission se révèle souvent maniérée et dont laborieuse semble la diction [lire nos chroniques de L’Italiana in Algeri, Roméo et Juliette à Lausanne, Le Comte Ory, Cavalleria rusticana et Don Giovanni]. Catherine Hunold commence prudemment sa Vérité, puis déploie la voix qu’on lui sait, d’un format plein et invasif, mais parvient difficilement à maintenir l’intonation, plus d’une fois malmenée. Le ténor clair et puissant de Julien Henric est à la fête en Heurtal volontiers éclatant, malgré un bas-médium éteint et une ligne très monolithique [lire nos chroniques de Anna Bolena, Turandot, Hamlet, Roméo et Juliette à Rouen et Lucie de Lammermoor]. Enfin, pour attachant qu’il sache rendre le héros et malgré une diction d’une confortable intelligibilité, le baryton Stéphane Degout accuse un placement vocal changeant qui déjoue un chant dont on connait la qualité notoire.

La proposition scénique de Christof Loy ne convainc pas tout à fait, elle non plus. Dans la scénographie a minima de Johannes Leiacker – un mur, tour à tour noir puis blanc, dont une tournette fait changer l’axe ; un couloir étroit orné d’une extension panoramique d’une toile du Lorrain ; une forêt de chaises qu’une certaine pièce de Ionesco occuperait à raison –, savamment éclairé par Olaf Winter, Paradis et Terre se confondent, selon un message ambigu. Dans une vêture entre-deux-guerres, donc contemporaine de la création de l’œuvre, conçue par Ursula Renzenbrink, protagonistes et choristes, au nombre desquels viennent s’ajouter plusieurs figurants, occupent mollement un espace qui ne raconte presque rien. Les relations entre les personnages ont beaucoup de mal à prendre et les scènes de groupe s’affirment mal réglées. La musique triomphe !

BB