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Chroniques
Guillaume Bourgogne dirige l’ensemble Cairn
Boucourechliev, Holliger, Pattar, Schœller et Sciarrino
Régulièrement, Radio France se lance dans une thématique qui rassemble plusieurs concerts en un week-end. En ce crépuscule de saison, accueillir le public pour des Nuits d’été semble, de prime abord, redondant. À regarder le contenu d’un peu plus près, force est de constater le sain éclectisme de l’initiative, puisque le mélomane vient entendre ici (à l’Auditorium et aux Studios 104 et 106) les orgues contemporaine, romantique et baroque – à défaut de la vaste Symphonie n°3 du compositeur pârsi-britannique Kaikhosru Shapurji Sorabji initialement prévue en nocturne, samedi, qui à elle seule en faisait l’événement, remplacée par un rendez-vous participatif avec, une fois de plus, Thierry Escaich : qu’on ne nous parle pas de quelque nécessité d’afficher des moments plus publics, car entre 22h30 et la première demi-heure du lendemain, rien ne l’est –, le pianiste Evgueni Sudbin dans un passionnant menu (Liszt, Medtner, Scriabine, etc.), le soprano Sophie Karthäuser à la (re)découverte d’opus pour voix et quatuor à cordes de Karl Weigl, une Liederabend de Werner Güraen amitié amoureuse (les pages de Johannes Brahms enlacent celles de Clara et Robert Schumann), mais encore les musiques du Grand Siècle (Boësset, Constantin, Moulinié, etc.) par Correspondances ou encore Pandit Kushal Das et Subhankar Banerjee dans un râga nocturne.
Dimanche, à l’heure du thé, sept instrumentistes gagnent avec leur chef Guillaume Bourgogne le petit plateau du 106. Depuis bientôt vingt ans, l’ensemble Cairn sert la création, en jouant de nouvelles œuvres de nos contemporains, bien sûr, mais aussi en confrontant arts et disciplines avec une féconde énergie. Cette formation, qu’on apprécia dans divers répertoires d’aujourd’hui [lire nos chroniques du 23 novembre 2007 et du 23 février 2014], est loin de se vouer à une seule esthétique. Ainsi son actuel agenda explore-t-il des croisées jazzéiques, la transcription (Mozart, Schubert et Telemann vus par Pesson, Schöllhorn, Combier et Bonilla) et le théâtre musical avec Pierre Jodlowski ou Jérôme Combier.
Nuit et incantation fait le titre de la petite heure passée en compagnie de Cairn. Une pièce de Frédéric Pattar l’ouvre, La nuit remue, d’après le recueil éponyme d’Henri Michaux (Gallimard, 1935). Écrit en 2002, La nuit remue fut créé le 30 août de la même année, au Festival Berlioz, par un sextuor d’étudiants (flûte, clarinette, violon, alto, violoncelle et piano) placé sous la direction du compositeur. Un piano en bris de vitre lance cette œuvre qui raconte une histoire tue d’une manière fort contrastée. Cordes granuleuses, bois nerveux, aura de gamelan dans la table préparée sur laquelle intervient directement Caroline Cren, inserts bruitistes tonifiant des glissandos énigmatiques, alternance de caractères dans un impératif fiévreux : l’errance inventive de cette page oscille entre résistance et abandon – avec la nuit, tout est envisageable.
Écrit pour alto solo en 1979 et donné pour la première fois par Aldo Bennici au Festival dei due mondi de Spoleto, le printemps même, Ai limiti della notte (Aux limites de la nuit) de Salvatore Sciarrino fait papillonner l’archet de Cécile Brossard, instinctivement attiré par le moindre témoin de lumière, dont la brûlure est cependant évitée de justesse. La vibration s’éteint, comme en claire-voie de l’aube. Des Musiques nocturnes d’André Boucourechliev on connaît mieux la seconde version, pour clarinette et piano (1984, opus 25). Cet après-midi, nous découvrons l’original (opus 6, inédit), dédié à Luciano Berio et conçu en 1965 pour clarinette, harpe et piano. Sa première eut lieu au Festival de Royan le 5 avril 1966, sous les doigts de Guy Deplus, Francis Pierre et Claude Helffer. La mélopée fragmentaire d’Ayumi Mori se fond dans l’alliage parfait autant qu’ambigu du piano et de la harpe, tenue par Aurélie Saraf. Dans le volet central, les instruments dissocient cette matière d’abord commune, sans déroger au climat profondément introspectif de ce triptyque. La minéralité infiltrante du dernier épisode, à travers un trille relayé de la harpe au piano et jusque dans le souffle, enfin, partage avec Boulez cette couleur particulière qui nimbera Sur Incises, trois décennies plus tard ; à l’inverse, les ruptures fulgurantes du clavier regardent la Troisième Sonate boulézienne, écrite en 1957 – l’insondable jeu contamination/intuition…
« Elis, quand dans la profonde forêt le merle appelle, c’est que tu sombres. Tes lèvres boivent la fraîcheur de l’eau bleue des roches. Laisse, quand saigne ton front, les très vieilles légendes et le sens obscur du vol de l’oiseau.
Toi cependant tu vas à pas doux dans la nuit tendue de grappes empourprées et tes bras dans le bleu ont des gestes plus beaux. Tinte un buisson d’épines où sont tes yeux de lune. Comme il y a longtemps, Elis, que tu es mort.
Ton corps est devenu jacinthe, un moine y plonge ses doigts de cire.
Notre silence est un trou noir d’où sort de temps en temps une bête très douce qui laisse lourdement retomber ses paupières. Sur tes temps tombe une rosée noire, le dernier or d’étoiles abîmées. »
Eugène Guillevic traduisit ainsi le début d’An den Knaben Elis (À l’enfant Elis), bouleversant poème de l’expressionniste salzbourgeois Georg Trakl [photo]. Le compositeur (et hautboïste suisse) Heinz Holliger se saisit en 1961 de ces tercets auquel il empruntait chaque titre de trois pièces pour piano seul. Elis, wenn die Amsel…, premier des Drei Nachtsücke, interroge le symbole dans une douceur troublante. La violence de Blaue Tauben trinken nachts…, enfouie dans une résonnance abyssale, laisse s’égrainer un commentaire égaré, comme non-formulable, auquel Caroline Cren offre un toucher d’une délicatesse indicible. Ein goldener Kahn… laisse le cycle en suspens.
De même qu’Holliger cite ohne Stimme la poésie de Trakl, Philippe Schœller, dont il y a peu la maison ronde fêtait le soixantième anniversaire [lire notre chronique du 10 mars 2017], convie la voix « comme un flux […] ce fleuve de la conscience, pensée ou sentiment », dans ses Incantations pour flûte (et flûte en sol), clarinette (et clarinette basse), piano, harpe, violon, alto et violoncelle – l’ensemble au complet, dans sa géométrie du jour. La voix de ce cycle est abstraite. Peut-être est-elle celle de celui qui l’écoute, comme un livre qui s’écrirait quand on le lit. En 2000, il en comptait cinq, il y en a désormais une sixième et l’on apprend que le recueil et en devenir. Avec le compositeur, Guillaume Bourgogne en a sélectionné quatre qu’il joue sans suivre l’ordre de publication – « chacune de ces métaphores vocales […] fut conçue pour offrir un visage […] différent à chaque fois que l’on change l’ordre d’enchaînement ». Une alternance d’attaques différées et d’ostinati en sur-place caractérise l’Incantation n°1, magnifiée par un mystère tournoyant, en deux sections, conclu par un violoncelle dolent. Après la souple désintégration organisée de la sixième, très secrète en ses fragments, nous entendons un trio lyrique (flûte en sol, violon, alto) qui se développe vers la méditation. L’Incantation n°5 termine le concert dans une volubilité exacerbée.
BB