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Chroniques
Guillaume Tell
opéra de Gioachino Rossini
Pour y puiser l'inspiration de son trente-septième et ultime opéra (créé à Paris en 1829), Gioachino Rossini s'est intéressé à la légende médiévale de Guillaume Tell, héros de la naissance de l'Helvétie face à l'Autriche des Habsbourg. Au choix de ce sujet, il y a sans doute plusieurs raisons propres au compositeur ou à son époque. Ainsi, au début du XIXe siècle, les guerres de libération en Europe (Espagne, Grèce, etc.) ont pu provoquer à travers le continent une chaîne de solidarité et une curiosité bienveillante à l'égard du mythe fondateur de la Confédération. Aujourd'hui, à la triste lueur du feuilleton politique grec de l’été, nous n'avons pas la même conception humaniste d'une communion européenne. Devant ce tout nouveau Guillaume Tell en ouverture de saison du Grand Théâtre de Genève semble manquer aussi la même émotion un peu chauvine et bon enfant du public qu'aux beaux jours de l'inauguration de cette maison, en octobre 1879... avec Guillaume Tell.
Aussi, loin des idéaux, un style moderne et viril est-il donné d'entrée par le metteur en scène britannique David Pountney, directeur actuel du National Welsh Opera (l'un des coproducteurs) et passé, jusqu'à cette année, du Bregenzer Festspiele (où il inventa notamment une Zauberflöte excentrique à souhait). L'action paraît transposée au XXe siècle, dans un univers plutôt gris composé d’un éclairage savamment dégradé, un décor assez visionnaire – au moins au premier acte où un fond de scène ténébreux représente une mer de glace déchainée – et des costumes remarquables, proches de l'uniforme de travail ou de prison en ce qui concerne les villageois, mais toujours vivants et symboliques à la fois.
D'entrée, sur scène, le violoncelliste en tenue traditionnelle qui entame l'œuvre est vite enlevé par une brigade d'hommes en armure, aux casques argentés ornés de gros bois de cerf. Peu après, son instrument brisé pend tout en haut du cadre, comme à une potence. La seule image de cet objet détruit obnubile ensuite le spectateur au son des notes les plus connues, perçues comme un passage au galop dans la nuit... « Le but principal de l'exquise ligne mélodique du violoncelle entendue dans l'Ouverture est de nous laisser imaginer l'homme en harmonie avec son paysage naturel, jusqu'à ce qu'on entende le fracas absurde de la marche de l'occupant autrichien », souligne bien Pountney dans la brochure de salle. De réelles forces humaines répressives remplacent donc l'orage mis en musique et, de plus en de plus (surtout à partir du milieu du second acte) le drame rossinien va tourner à l'épreuve de forces, incluant quelques actes de violence (physique ou vocale), dans le but apparent d'impressionner.
Souvent parcourue par les dizaines de villageois évoluant autour du héros, la scène genevoise parait assez petite (la salle entrera en rénovation cet hiver). Mais à travers toute cette action aux motifs le plus souvent patriotiques, dans de nombreuses propositions créatives (totem, théâtre de marionnettes, retournement du décor, etc.), la fantaisie anglaise perce grâce à la bonne collaboration de talents variés, comme la costumière roumaine Marie-Jeanne Lecca et le chorégraphe iranien Amir Hosseinpour. La plus grande réussite dramatique vient en effet, comme par surprise, de merveilleuses danses, ultra-contemporaines et très rapides. Au premier acte, tout d'abord, le pas de six des jeunes époux, évoquant parfois le breakdance ou le vieux Vogue de Karole Armitage sur Madonna (!), stupéfie agréablement, en parfait accord avec la musique exaltante de Rossini, pour offrir un superbe tableau du mariage, de disputes en liesse. Plus tard, des événements du IIIe acte on pourrait presque ne relever que l'expressivité, la vitesse et la maîtrise originale du pas de trois, bouleversante représentation de la torture et de la violence faite aux femmes.
Au milieu de toute cette débauche d'énergie, il reste heureusement le style Rossini, parfois magistral. Petit chef-d’œuvre classique, le prélude du IVe acte dévoile les tourments d'Arnold. Le jeune homme est en quête d'espoir, et la musique comme en écho – puis le calme inspire la confidence et la lumière se fait, sensations magiques comme au lever d'une lune... Alors que le pauvre amant se lamente dans un air somptueux, la voix et l'orchestre fusionnent, par la grâce du compositeur sans doute mais aussi le soin qu’apportent les interprètes. Dirigé par Jesús Lopez Cobos, l'Orchestre de la Suisse Romande respecte tout à fait la trame rossinienne. À peine semble-t-il manquer d'épaisseur au deuxième acte, lors de la romance Sombres forêts et du duo amoureux qui suit. L'impression provient peut-être de l'étroitesse de la fosse, ce qu'il vaudra de comparer avec l'Opéra des Nations, salle temporaire activée au début de 2016.
Le Chœur du Grand Théâtre et son chef Alan Woodbridge brillent de mille feux, par la puissance et la justesse vocales, ainsi que par le jeu d'acteurs particulièrement dynamique, tout au long du récit. Parmi les chanteurs, le ténor américain John Osborn, est à l'aise dans le rôle le plus en vue, Arnold, qu'il avait déjà tenu la saison dernière à Londres et à Edimbourg : crédible et même très convaincant, il est celui qui se distingue le plus. Sa partenaire principale, le soprano biélorusse Nadine Koutcher, paraît une Mathilde plus timorée et moins expressive, mais son interprétation harmonieuse de Sombres forêts, accompagné par un orchestre langoureux, recèle une étrange beauté, comme le charme mystérieux d'un fabuleux phonographe. Enfin, le baryton québécois Jean-François Lapointe s’impose vite en Guillaume Tell, sans forcer ni surjouer, et peut sûrement envisager un bel avenir dans ce rôle.
FC