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Chroniques
Gurrelieder de Schönberg par Marek Janowski
Sans aucun doute, les Gurrelieder marquent un tournant dans l'évolution de Schönberg. Écrits au tout début du siècle, mais orchestrés en 1911 seulement puis créés deux ans plus tard, ils représentent l'apogée d'un romantisme exacerbé par Wagner et Mahler où l’on décèle ça et là les influences de Richard Strauss, et regardent vers le futur du compositeur, l'œuvre s'achevant quasiment dans l'atonalité et le Sprechgesang vers lesquels il reviendra plus tard.
Cette ample composition de relative jeunesse, écrite peu après Verklärte Nacht et bien avant les grandes œuvres dodécaphoniques, mais dont l'inspiration reste, on l'a dit, postromantique, reprend l'histoire du roi Waldemar du Danemark (1131-1182) et de Tove, sa maîtresse, dans le Château de Gurre. Dans un gothique flamboyant, le poème de Jacobsen narre leur rencontre, le récit alternant les chants du roi et ceux de l'amante que le musicien sépare par des interludes orchestraux. Dans la légende, l'héroïne est assassinée dans un bain trop chaud par l'amant de l'épouse légitime du roi, le dernier chant de la première partie transformant la victime en colombe. On note à ce propos les allitérations « Tove-Taube » (colombe, en allemand) ainsi que « Gurre » avec le roucoulement de cette dernière. La seconde partie, légèrement plus courte, est un chant de vengeance de Waldemar. La dernière, un peu plus courte que la première, raconte les imprécations du roi contre Dieu, entraînant la colère du Divin qui le condamne à une éternelle et folle ronde dans la nuit.
Ambitieuse (naviguant irrésistiblement entre Tristan et le fliegende Holländer ?), puissante, délirante parfois, cette partition tente de concilier en un amalgame cosmique, tellurique, le monde désespéré des hommes, dévorés d'amour et d'angoisse, dont la vie est limitée dans le temps, avec la nature éternelle, indifférente, car toujours en mouvement. Il faut donc une bonne dose de courage pour s'attaquer à ces deux heures de musique intersidérale. Marek Janowski prouve une fois de plus que, pour peu qu’on y mette le cœur et la passion, tout semble facile, et surtout que rien ne lui résiste, partant qu’il sait réunir sur la scène du Grimaldi Forum le Rundfunkchor Berlin, le MDR-Chor Leipzig, le Rundfunk Sinfonieorchester Berlin et l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo ! Sa direction est un miracle d'équilibre, de dynamisme et de recherche sonore. L'ensemble est chaleureux, lumineux, fulgurant dans son approche, impeccable dans le romantisme avoué. Tout est dit sans insistance et rien n'est sacrifié : ni le fantastique, dans les sombres évocations de l'errance des morts, ni la poésie nocturne des rêves d'amour.
Une fois dit que l'on aurait pu intervertir les deux ténors, le Waldemar de Robert-Dean Smith devant laisser la place au Klauss-Narr d'Arnold Bezuyen, on saluera l'excellente prestation d'Eva-Maria Westbroek [lire nos chroniques du 18 avril 2004 (Die Gezeichneten), du 25 juin 2006 (Lady Macbeth de Mzensk) et du 21 février 2007 (Jenůfa)], extraordinaire Tove au timbre luxuriant, comme auréolé d'une lumière issue de l'intérieur. Admirable également, Petra Lang, fort émouvante dans la voix du Ramier, annonciatrice de mort ! Percutant, aussi, le coréen Kwangchul Youn (Bauer) dans sa brève intervention. François Le Roux, enfin, récitant du mélodrame de La chasse sauvage du vent d'été, s'intègre intelligemment à la masse orchestrale avec un Sprechgesang équilibré et fort expressif.
CC