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Chroniques
Gurrelieder par Esa-Pekka Salonen
Orchestre Philharmonique de Radio France
Commencés dès 1899, les Gurrelieder sont d’abord l’œuvre d’un compositeur viennois de vingt-cinq ans contemporain de Gustav Mahler et fortement imprégné de la musique de Wagner. De fait, le violoncelle de Lohengrin se promène dans une grande symphonie vocale dont la monumentalité n’est pas sans rappeler Das klagende Lied. À l’instar de son aîné – à vingt ans Mahler achève en 1880 son Klagende Lied et le révise en 1898 –, Arnold Schönberg reprendra en 1911 le chantier qu’il avait laissé en l’état huit ans plus tôt. Témoins d’une esthétique que leur auteur avait depuis longtemps délaissée (Fünf Orchesterstücke Op.16 et le monodrame Erwartung en 1909, Pierrot Lunaire en 1912, etc.), les Gurrelieder seront créés par Franz Schreker à Vienne en février 1913.
De cette grande fresque lyrique puisant à la source d’un romantisme exacerbé dans sa propre obsolescence, Esa-Pekka Salonen semble n’avoir guère cure de livrer une lecture réfléchie, sinon profonde – la soirée est placée à des lustres de l’enchantement d’un Michael Gielen [lire notre chronique du 17 septembre 2006]. S’agissant d’un opus encore rarement donné – l’effectif convoqué résume à lui seul la difficulté de présenter cette œuvre –, une version inhabitée à ce point s’apparente à un grand dommage dont il aurait fallu savoir se garder. Des passages calmes le chef finlandais n’entrevoit aucun des scintillements ménagés par une riche orchestration. Son approche « administre » une mise en place gnangnan, passionnante comme l’attente du prochain tram. Aucun soin n’est accordé à la sonorité, ce que ne contredira pas l’extrême disproportion des inserts flûtistiques. L’exécution demeure droite, froide, relativement claire (pas toujours), excitante comme un bilan comptable.
Certes, la gestique de Salonen est non seulement d’une évidente lisibilité pour les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France mais encore des plus agréables à regarder… si l’on vient voir plutôt qu’entendre : baguette élégante, tels veston avantageusement cintré et mèche propice aux effets (de même nom), un je-ne-sais-quoi du vieux dandy sportif se mire complaisamment en notre phalange radio-symphonique. Outre d’endormir dès l’abord la bonne volonté de l’auditeur, les Gurrelieder de Salonen abordent sans élan leurs moments de véhémence. Faut-il se contenter d’un hurlement général, de fortississimi assénés sans discernement qui ne laissent plus rien saisir ? Lyrisme absent, couleurs attendant en vain au vestiaire une éventuelle entrée en scène… relisons Schönberg lui-même :
« une exécution musicale est parfaite lorsqu’elle fait entendre tout ce que le compositeur a écrit, lorsque chaque note est réellement perçue, lorsque tous les sons, qu’ils soient successifs ou simultanés, accusent clairement leur parenté les uns avec les autres de sorte qu’une voix n’en vient jamais à masquer une autre mais au contraire contribue à assurer la claire intelligibilité de l’ensemble », précise-t-il (Pour un traité d’exécution, 1923, in Le style et l’idée, Buchet-Chastel 1977, trad. Christiane de Lisle).
Monter les Gurrelieder, c’est aussi réunir un grand chœur et cinq voix solistes. Le mariage des artistes du Chœur de Radio France et du MDR Rundfunkchor Leipzig se révèle heureux, à travers une prestation vaillante et irréprochable. Mais le plateau vocal souffre grandement du peu de cas qu’en fait le chef. Le ténor Robert Dean Smith (Waldemar), pour posséder un instrument assez étroit et une projection peut-être trop exclusivement directionnelle, brille d’autres qualités dont la clarté de l’émission et l’exacte fiabilité au texte ne sont pas des moindres, on le sait par ailleurs ; ce soir, on n’en percevra rien, malgré la lutte engagée avec une masse orchestrale proprement bruyante. D’un autre format, le soprano Katarina Dalayman (Tove) sait se faire entendre, mais à la seule faveur d’attaques brutales et quasiment hurlées dont le vibrato finit par affirmer son pied marin, par-delà le talent qu’on lui connaît dans d’autres circonstances. Plus à son aise dans cet excès général, le mezzo-soprano Michelle DeYoung balance un Lied der Waltaube glacé comme un caillou sous l’eau de la montagne – un comble ! Mieux voudra donc garder le souvenir de Petra Lang à Montreux [lire notre chronique du 12 septembre 2012].
Sans parler de la comédienne Barbara Sukowa (narratrice sonorisée qui, oubliant son appareillage, vocifère un Pierrot des pires soirs), on souffre avec l’excellent Gábor Bretz, basse somptueusement musicale que nous remarquions en Landgraf à Budapest [lire notre chronique du 3 juin 2012] : ici, impossible de se faire entendre autrement qu’en force. Il revient donc au Fou de s’en tirer au mieux : nous retrouvons la présence volontiers facétieuse d’un Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (ténor) égal à lui-même qui apporte une bouffée de fraîcheur au « goudron-panique » d’Esa-Pekka Salonen – à mille lieux de cette chatoyante cantate dramatique art nouveau.
BB