Chroniques

par françois cavaillès

Guru
opéra de Laurent Petitgirard

Opéra Nice Côte d’Azur / La Cuisine
- 24 février 2024
Guru, opéra de Laurent Petitgirard, à l'Opéra Nice Côte d’Azur
© dominique jaussein

« Ouvrez / Ouvrez les yeux / Passez le seuil / Délivrez-vous du monde. »
Émise en douceur par le Chœur de l’Opéra Nice Côte d’Azur, l’invitation qui ouvre Guru (2006-2009), deuxième opéra de Laurent Petitgirard – après Joseph Merrick dit Elephant Man, 1995-1998) [lire notre critique du DVD] –, résonne enfin sur une scène française. Librement inspirée du suicide de masse dans la secte nord-américaine Peoples Temple, en 1978, coupée du monde à Jonestown, l’œuvre en trois actes fut enregistrée en 2010, avant d’être représentée en Pologne en 2018. À l’heure de sa création nationale, la découverte musicale est frappante grâce, notamment, à l’effectif convoqué ainsi qu’à la disposition que lui ménage La Cuisine, nouvelle salle niçoise, bien équipée.

Le court Prologue révèle un chœur à la fois alerte et narrateur, vêtu de cotonnades aux tons clairs ou safran – costumes et décors sommaires mais efficaces de Rudy Sabounghi [lire nos chroniques de Mazeppa, La traviata, Castor et Pollux, L’incoronazione di Poppea, Carmen, Der Rosenkavalier et Il Turco in Italia]. À mi-hauteur de la scène et sur toute sa largeur, un écran vidéo domine les chanteurs qui bénéficient de la vastitude de l’avant-scène, décorée en plage sauvage. Agréable par sa fluidité théâtrale et pertinente dans l’usage habile du plateau, la mise en scène est une première incursion à l’opéra de Muriel Mayette-Holtz, directrice du Théâtre National de Nice, coproducteur du spectacle. Très cuivré, placé sous la baguette de Laurent Petitgirard en fond de scène mais éclairé à son avantage, l’Orchestre Philharmonique de Nice véhicule tout de suite la tension et la désunion propres à l’entrée dans le drame de ce microcosme contemporain perdu sur les rivages d’une île tropicale. Être simple et chaleureux de prime abord, le gourou, entouré de quelques acolytes (Victor l’assistant et Carelli le scientifique) et de Marthe, sa mère, d’une ex-compagne, Iris, et leur enfant, ainsi que de nombreux adeptes, anciens ou nouveaux comme Marie, l’unique rebelle et seul personnage à s’exprimer via le parler. Ce choix anti-opératique n’est pas le plus heureux que défend le livret un peu surchargé de Xavier Maurel, qui veut creuser les ressorts psychologiques et dévoiler un engrenage complexe en s’appuyant sur un nombre trop limité de rôles. Le principal Guru est le plus développé, souvent verbomoteur, tenu avec une énergie vertueuse et audace parfois vicieuse par le baryton Armando Noguera [lire nos chroniques de Golem, Doña Francisquita, Sumidagawa, The rape of Lucretia, Eugène Onéguine, Die weiße Rose, Lodoïska, Falstaff, Pelléas et Mélisande, L’Italiana in Algeri en Avignon puis à Montpellier, Die Zauberflöte et Madama Butterfly].

Le plaisir provient en majorité de la musique de Petitgirard, à considérer dans son ensemble pour mieux en saisir les impressions. Ainsi l’excitation percussive à l’arrivée des sept nouveaux membres de la secte (venus des travées, côté public) tandis que la plage scénique est envahie par le chœur. Loin de l’issue tragique, l’action est menée avec un bon sens de l’humain, sous la menace des cuivres et le grondement des percussions au moment même des accolades. Le passage entre effort d’accueil et volonté de basculer dans l’incantation apparaît de plus en plus au duo suivant (filmé et montré en direct vidéo) entre Carelli et Victor, le ténor Frédéric Diquero donnant à ce dernier un aigu légèrement difforme qui comble de naturel cette figure étrange entre toutes [lire nos chronqiues de Lakmé, Adriana Lecouvreur, Nabucco, Andrea Chénier et Akhnaten]. Plus loin encore dans l’expression d’un charme trouble, l’instrument maître paraît être le célesta qui accompagne le chant charismatique de Guru, chef adulé comme un roi sous les obsécrations accélérées du chœur soulevé comme une vague. Le son épais des contrebasses et des percussions fond l’atmosphère étouffée, radoucie ensuite par le chant de soprani, presque a capella, pour l’intronisation des jeunes recrues.

À cette scène émouvante succède, sous un soleil de plomb, la colère de Guru à l’égard d’une novice munie d’une orange. Le souffle, le débit du héros et la gradation de la menace brandie sont remarquables, bien davantage que son discours sur la peur. Le petit trio énervé vient en contraste, tout comme l’étonnante danse des basson, flûte et percussions. Au radicalisme des trois associés répond Sonia Petrovna, unique interprète de Marie à ce jour, amplifiée par un micro. Guru semble lire dans ses pensées, magie soulignée par une sorte de marche grandiose. Qu’il se fasse machiavélique et, par la musique, le sentiment de danger nous imbibe. Puis la tempête orchestrale fait rage, levée à coup sûr par le compositeur lui-même au pupitre, appuyée par des chœurs graves avant l’affrontement entre Guru et Iris, tenue par le soprano clair d’Anaïs Constans [lire nos chroniques de Requiem, Don Carlo et Phryné]. De la dispute à l’entente au sujet de l’enfant, nulle violence chez Guru mais plutôt ce charisme encore soutenu par le célesta. Dans la révolte passagère d’Iris, l’éloquence de la chanteuse impressionne à nouveau, comme les ondulations ténébreuses de l’orchestre. Laissé seul, Guru s’exprime dans un rêve hallucinant que suggère la fosse. Sur l’écran passent des oiseaux noirs, dès lors que le protagoniste perd toute raison – « je suis l’Éternité ».

Un interlude soyeux et l’Acte II présente Marthe, avec son étrange berceuse et un récitatif de malédiction. Noir cauchemar, réalisé sous une lumière rouge, scène au verbe simple que soutient Marie-Ange Todorovitch dont la querelle avec les adeptes est conduite dans la stridence orchestrale [lire nos chroniques de Colombe, Mireille, Der fliegende Holländer, Colomba, Faust à Paris, Avignon et Limoges, Káťa Kabanová, Boris Godounov, La reine de Saba et La dame de pique]. Revoici Guru, devenu fou. Viendra l’air de l’eau purifiée, poison fatal à la secte, par la basse de Nika Guliashvili en Carelli [lire notre chronique du Freischütz]. Après un prélude mystérieux, tout en métamorphose, place à l’arietta d’Iris, J’ai laissé mourir mon enfant, introspection bouleversante. Sous des teintes bleutées est donnée la poésie de la mer. Dans les méandres du triste dénouement, une fois le poison versé, il vaut mieux recevoir de l’orchestre les chocs affolés, tendus puis détendus à l’extrême, que les instructions avisées de Marie, seule survivante, accablée sur la grève qui conclut dans un long hurlement. Pour que Guru brûle en enfer, le feu de cuisson est généreux et réglé avec maestria par Laurent Petitgirard.

FC