Chroniques

par marc develey

Gustav Mahler | Symphonie en ré mineur n°3
Robert Spano dirige l’Orchestre national de France

Anna Larsson, Chœur de femmes et Maîtrise de Radio France
Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 18 janvier 2018
superbe Anna Larsson (contralto) dans la Troisième de Mahler avec l'ONF
© anna thorbjörnsson

Consumation lente des thèmes au chaos ardent du premier mouvement, longtemps, oui, inchoatif et mystérieux. Plans sonores, ripant, si divers, les uns sur les autres, charbons chuintants, brandons et laves, explosions, patiences. Nulle résolution, pourtant – mais des pauses, menaçantes. Et nul apaisement. Une forme d’intimité déclamatoire, une langueur chambriste – tôt ébréchées par les brutalités blafardes des trompettes ; la glèbe aqueuse d’un trombone ; un claquement âpre de clarinettes. L’acoustique sèche étaie l’aridité. Les portes de l’œuvre sont de braises mouvantes. Danses esquissées, musiques militaires dans les lointains, gémissements oraculaires, Lieder amoureux, soli mélancoliques, atmosphères de sylves étranges, cris d’oiseaux, répons tour à tour ironiques et sarcastiques, élégies gracieuses, éparpillements ludiques et grinçants, musique de kiosque caressante et légère au plein cœur d’un jeune été – toute une théorie de styles et d’atmosphères est versée à l’œuvre au noir, materia prima entraperçue dans les pandémonium sonores, révélée enfin, progressivement, aux déploiements coruscants du finale. Robert Spano y commande une palette composite mais occasionnellement âcre, solaire mais parfois brutale, variée dans sa dynamique mais souvent attendue. Servi par un Orchestre national de France très en verve malgré quelques attaques paresseuses, voire imprécises, le chef américain offre un travail soigné.

Chambriste et délicat, le mouvement suivant déçoit. Quelque chose de véhément dans la déclamation n’est pourtant pas pour déplaire, non plus que, robustement assertif, le solo du premier violon dans son entours de danses. Mais on perd la distillation langoureuse et subtile qu’avant de supprimer toute indication symboliste de sa partition Mahler avait dédié au dit des fleurs des champs (die Blumen auf der Wiese), ici, dans les aigus parfois criards des violons, là, dans les confusions du son.

Mais voilà bruissements de forêts et chuchotis de halliers !
À l’ombre moirée des cordes, s’éveillent volières piaillantes, sonores passereaux (oh, le piccolo !) et ambles de bêtes larges, andantino Ohne Hast bien campé et ludique. Les trompettes cependant se font désagréablement couvrantes pendant les tutti vindicatifs et le bugle, nostalgique du cor de postillon, ne sera jamais assez lointain, assez mystérieux, assez organique enfin pour que l’élégie en accueille réellement le poème. Dommage.

La symphonie file sa métaphore. Après les animaux des bois, l’homme – Was mir der Mensch erzählt, avait titré Mahler. Dans une diction impeccable, le sombre contralto d’Anna Larsson investit le poème nietzschéen d’une ouverture toute prophétique. O Mensch!... L’orchestre au mezzo piano finement dynamique soutient l’impressionnante présence de la voix, sans toutefois parvenir à en pleinement rejoindre l’élégie. Le beau dialogue avec le violon échoue à combler ce déséquilibre, d’autant plus qu’un décalage aux dernières mesures du chant amoindrit la rencontre des plans sonores à l’apex même qui marque le basculement de la symphonie vers son pôle d’éternité (Ewigkeit).

Es sungen dei Engels, ce sont trois anges alors, dans le Lied repris des Lieder des Knaben Wunderhorn, trois anges qui chantaient les doutes de Pierre l’apôtre et la béatitude qui lui fut offerte. Si Anna Larsson [photo] confère sa présence tragique à la voix du Saint (Erbarme dich troublant de conviction), la Maîtrise et le Chœur de femmes de Radio France, très en place, justes et non sans fraîcheur, semblent parfois moins affirmés (sollst ja nicht weinen! manquant de relief), légèrement dominés par un orchestre au lyrisme parfois débordant.

Le Langsam marque le sommet de l’œuvre. Dit de l’amour, en répons ultime aux Ewigkeit et Seligkeit qui clôturaient les deux moments précédents, il en est le pyristerion, le foyer alchimique où se devrait délivrer la pierre d’immortalité. Robert Spano s’y pose, et pourquoi pas, Sehr langsam. De ce Largo quasi barberien aux allures de cantique rêveur, on attendrait pourtant des piani plus intenses aux hautbois, à l’instar de la belle performance des cors, mais aussi plus de texture aux violons. Dès lors, tout s’alanguit jusqu’à l’impatience. La réserve de son assez fabuleuse de l’orchestre, quelques accents particulièrement sublimes dans les fortississimi ne parviennent toujours pas à donner épaisseur à ce final. Sans réelle verticalité, nous peinons à entrer dans la tension ascensionnelle de la partition et, des derniers accords résolument solaires, nous ne pouvons réellement vivre la venue. Très honnête athanor, cette Symphonie n°3 ne mène pas au Grand Œuvre.

MD