Chroniques

par françois cavaillès

Gustav Mahler | Symphonie en ré mineur n°3
Gerhild Romberger, Maîtrise et Chœur de Radio France

Orchestre Philharmonique de Radio France, Jukka-Pekka Saraste
Auditorium / Maison de la radio et de la musique, Paris
- 19 septembre 2024
Jukka-Pekka Saraste dirige l'Orchestre Philharmonique de Radio France
© dr

Mémorable année 1927 au collège DeWitt Clinton de New York quand deux élèves plutôt rebelles dans leur coin ainsi se percutent : « nous étions en cours d’allemand. J’avais une place au fond de la classe de telle sorte que le professeur ne me dérange pas pendant que je composais. Les yeux levés un moment, j’ai vu un garçon assis de l’autre côté de l’allée, en train de se tortiller les cheveux comme il étudiait la Cinquième Symphonie de Mahler, dans une réduction Eulenberg... Il m’a regardé, m’a lancé: "tu connais Mahler ?" et j’ai répondu : "Mahler pue" ou un truc dans le genre... Alors pas mal en rogne, il m’a arraché les notes des mains, les a regardées et a lâché : "du Tchaïkovski bien naze !" » 1. Amis pour la vie depuis cette petite histoire du West Side, branchés sur le fil musical pour toujours et à fond, les deux ados se nomment Bernard Herrmann (1911-1975) et Jerome Moross (1913-1983). Sans trop devenir mahlérien, le Moross des Grands Espaces 2 vient pourtant à l’esprit en passant les portes d’entrée et de sortie du long et terrible premier mouvement de la Symphonie en ré mineur n°3 (1895-1896) de Gustav Mahler (1860-1911) qui s’éteignit donc à l’aube du western, mais dont une bonne partie des archives se trouvent à l’Université Western, en Ontario. Un même élan musical, sans doute, de par l’inspiration commune de montagnes sauvages, se ressent, de prime abord, dans les cuivres, comme une signature. Gigantesques sont les forces en présence – Orchestre Philharmonique de Radio France augmenté, avec huit cors et deux harpes, Maîtrise et Chœur de Radio France –, pour une œuvre symphonique longue, tenant seule l’affiche, s’étirant à l’infini. L’opus est connu pour sa complexité et sa composition tellement originale, et tant frappé de coups de génie et d’étonnants revirements difficiles à retracer qu’il semble atteint de zipper blues 3, pour reprendre l’argot des rejetons américains mutin de Mahler susmentionnés. Cette grande vitalité, mais aussi le goût de la contemplation ainsi que la lente et surprenante succession de climats sont fouillés pendant plus d’une heure et demie pour parvenir, en son sixième et dernier mouvement, à susciter une émotion profonde.

Dans une sorte d’étude géologique liminaire, une strate sur l’autre, aux audacieux chocs et contre-chocs, c’est la finesse des détails offerte par les musiciens du Philhar’ qui impressionne en premier lieu. Bien que peu mélodieuse et parfois hachée, la peinture d’un monde préhistorique est prégnante dans les redondants appels du cor, la douceur des percussions puis la délicatesse de la pastorale ciselée par le premier violon et les anches doubles comme en écho, avant un éclat de tout l’ensemble ou presque, puis une retombée dans un caractère angoissant, pesant, voire glauque... Quoi qu’augurent ces mystérieux dénivelés, le grave murmure des cordes vient briser tout ennui puis la pastorale revient, plus animée, et des courants traversent toutes les cordes tel le mistral dans les arbres hauts des collines. Une marche guillerette voit le jour, dans une progression un peu terrifiante, étendue à travers l’orchestre et dansant avec une majesté drôle, prenant un volume incroyable ; la voilà relevée par les trombones. De transitions spectaculaires en lents enchaînements étranges, à travers de courts soli, relancent par instants la créativité comme une tête dressée vers le ciel. Passe notamment un romantisme doux, indice d’une symphonie heureuse, mais qui précède une nouvelle marche démente... si bien que l’auditeur ne peut jamais vraiment savoir ce que réserve la suite. À suivre le trombone comme une étoile noire, la nuit intimidante tombe sur le bord de Seine, avant que le pas altier ne reprenne. Le signal terminal des cuivres appelle une délirante cavalcade, très brève, et voici venir le second mouvement.

Attirés par le charme du hautbois dévoilé sans précipitation, en compagnie de cordes gracieuses, le Menuet limpide et frais s’écoule comme un rêve de Mendelssohn, au pays de Shakespeare, parmi les arantèles de rosée matinale. Bain lustral que cette musique à l’énergie printanière ! Sur les traces d’un Beethoven amoureux de la nature, la symphonie évolue encore, du ton plus enjoué et volubile que strictement romantique à un autre climat rude, peuplé d’espèces animales renaissantes au fil d’un rêve touffu. Plutôt qu’une parade lumineuse, ce délire maîtrisé, sombre et lyrique, est conclu par un embryon de triomphe. Il est alors temps d’écouter les voix, à commencer par le contralto riche et sobre de Gerhild Romberger, calme prêtresse pour l’incantation du Lied nietzschéen [lire nos chroniques du 27 mai 2011, du 14 juin 2014, du 21 décembre 2016, du 22 février 2019 et du 17 février 2020, ainsi que notre critique du CD Walter Braunfels]. Cette poésie se différencie de celle plus contrastée du cinquième mouvement. Entre la comptine entonnée par les enfants comme au soir de Noël, dans un air d’effusion naturelle, et l’œuvre savamment dressée en tableau vivant par le compositeur, expert en conduite opératique, se situe cet exercice alambiqué. Heureusement l’Adagio final poursuit à la perfection, sous la battue de Jukka-Pekka Saraste, l’élévation spirituelle, dès la première phrase des cordes, allongée, suave et aérienne tel un regard divin. Superbe collectif en action, l’Orchestre Philharmonique de Radio France livre sa miséricorde dans un monde onirique tantôt menacé, tant protégé par le souffle des montagnes qui s’amplifie. L’épanchement de la clarinette apparaît alors dans une dimension fort émouvante, rare et digne comme l’amour du père au fils. En quête d’apothéose, la grâce et les coups du destin marquent un passage peut-être moins représentatif mais plus clair, et enfin l’ambition poétique, de haute portée philosophique, semble assouvie.

FC

1 « We were in a German class, and I was sitting in the back of the room so the teacher shouldn’t disturb me while I was composing, and I looked up and I saw a boy sitting across the aisle, twirling his hair and studying the Mahler Fifth Symphony in a Eulenberg miniature score… He looked at me, and he said “Do you know Mahler?” and I said, “Mahler stinks” or something like that… He got quite angry and grabbed what I was writing, looked at it, tossed it back at me, and said, “Dishwater Tchaikovsky!” » in Steven C. Smith, A Heart at Fire’s Center: The Life and Music of Bernard Herrmann, University of California Press, Los Angeles, 1991

2 William Wyler, The Big Country, 1958

3 intense bougeotte mentale