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György Ligeti | Études pour piano
Pierre-Laurent Aimard
À la Cité de la musique, le Week-end Ligeti 100 de la Philharmonie de Paris s’achève avec ce récital donné par Pierre-Laurent Aimard. Il est entièrement consacré aux Études pour piano que le compositeur hongrois écrivit entre 1985 et 2001. Elles sont au nombre de dix-huit, réparties en trois Livres, et plusieurs d’entre elles furent créées par le pianiste français qui, par sa collaboration avec Ligeti, put contribuer à leur élaboration – les n°10, n°11 et n°12, puis de la quatorzièmeà la dernière. Plutôt que d’enchaîner les pièces dans l’ordre de l’édition respectueux de la chronologie de leur composition, l’interprète, qui les pratique assidument depuis fort longtemps (et les grava pour Sony), propose cet après-midi un parcours personnel au sein de chaque Livre, ouvert par le troisième (1995-2001) et conclu par le précédent (1988-1994), plaçant ainsi le premier (1985) en position médiane.
Après la classe de maître Ligeti et l’Afrique, sur toute la journée de vendredi, le concert Ligeti, aux sources du rythme de l’Ensemble Intercontemporain en soirée [lire notre chronique de l’avant-veille], celui du Quatuor Béla qui fit entendre les deux quatuors de Ligeti samedi après-midi, puis l’excellent Gergely Madaras menant un Orchestre de Chambre de Paris en très belle forme dans le programme Inspirations folkloriques, le soir [lire notre chronique de la veille], ce récital vient reconcentrer l’écoute dans l’atelier du compositeur dont les Études sont significatives à plus d’un titre.
Tout commence donc par l’Étude n°15 (1995), la première des quatre à former le Livre III, intitulée White on white parce qu’elle ne convoque (à de rares exceptions près) que les touches blanches du clavier, dans un parcours d’une douceur toute simple dont Pierre-Laurent Aimard articule très délicatement l’organisation circulaire. Après les contrastes de Canon, la dix-huitième pièce (2001), plus que redoutable techniquement, dont la brève Coda extatique s’apparente à White on white, la seizième (1997), Pour Irina, se dessine dans un chemin ondulant et piano, d’une mélancolie infinie, puis se durcit dans une mécanique farouche qui s’emballe vertigineusement, y compris en termes de nuance. L’obstination évolutive, voire contrariée d’À bout de souffle (n°17, 1998), proprement échevelée, impose sa saisissante urgence où surgit une calme respiration d’accords, pour finir.
Retour à 1985 avec le Livre I, unique opus de Ligeti cette année-là, une crise puissante étant venue paralyser sa créativité à la suite de la création du Grand Macabre (Stockholm, 1978), son opéra d’après Ghelderode (La balade du Grand Macabre, 1934). Il ne compose rien durant trois ans (1979-1981), reprend en 1982 avec le Trio pour violon, cor et piano, qui surprend ses contemporains, un court opus choral (Drei Phantasien nach Friedrich Hölderlin) et deux pages d’une extrême brièveté (Hommage à Hilding Rosenberg et Den Stora Sköldpadda), ne livre que les tragiques Magyar Etüdök pour seize voix (sur des vers de Sándor Weöres) pour à nouveau se taire en 1984 – on se souvient d’avoir assisté à la première française des Magyar Etüdök lors des Rencontres internationales de musique contemporaine de Metz, la présence de Ligeti ayant alors été annulée « pour raisons de santé »… La superposition des quintes de Cordes à vide (n°2) conjugue progressivement une conception rythmique complexe qui indique une préoccupation majeure du musicien à ce moment-là. Plus clairement encore, Désordre signe cette recherche précise, première des dix-huit Études, commencée dès l’automne 1984 dans la suite de l’approche des musiques africaines et des œuvres de l’Étasunien Conlon Nancarrow. Une technique abordée en 1976 dans Selbstportrait pour deux pianos est convoquée par la deuxième étude, Touches bloquées, dont la tressautante mélodie prend des atours folkloriques imaginaires. La richesse de la suivante, Fanfare, fait écho à la conclusion des Mikrokosmos de Bartók ; ici, nous apprécions une version qui marie souplesse et tonicité avec une maîtrise confondante. Sorte de méditation savante, Arc-en-ciel (n°5) fascine l’écoute, compactant à plusieurs reprises son matériau miraculeusement étiré dans l’instant suivant. Le cycle s’achève en lamento avec Automne à Varsovie où se trouvent réunis les grands principes à l’œuvre dans l’ensemble de ce corpus. La puissance de l’interprétation ne laisse pas indifférent au contexte politique évoqué.
Plus de deux ans passent encore avant que Ligeti produiseune nouvelle partition ; encore est-ce Mysteries of the Macabre, visite a posteriori de son opéra (version pour soprano). Commencé en même temps que le premier cahier, le Concerto pour piano, entendu avec avantage sous les doigts de Dimitri Vassilakis vendredi, est achevé en janvier 1988 et créé à l’automne suivant. En construisant un contrepoint à partir du troisième mouvement de ce concerto, le compositeur invente Galamb borong, première étude (n°7, donc) du Livre II, dans une couleur de gamelan balinais. Les prochains numéros sont joués dans l’ordre. Ainsi entendons-nous successivement le très hongrois Fém (1989), presque séduisant, le fascinant prestissimo lié et quasi-liquide de Vertige (1990), puis la furieuse toccata déglinguée de Der Zauberlehrling (1994) dont la minutieuse horlogerie lorgne vers le clavecin d’autrefois (Continuum, 1968) tout en citant discrètement Bartók. Quoique drumentarchitecturé, En suspens (n°11, 1994) prend les atours d’une errance introspective, tandis qu’Entrelacs (1993) s’inscrit avec évidence dans le prolongement du mini-récital où s’illustrait Sébastien Vichard lors du concert africain d’avant-hier. Longue – elle nécessite une endurance à toute épreuve – et très sophistiquée, L’Escalier du diable (n°13, 1993) est la plus célèbre des Études. Évocation de la Colonne sans fin érigée en nombreux modules losangés par le sculpteur Constantin Brâncuși en 1938 à Târgu Jiu, dans le sud-ouest de la Roumanie, Coloana infinită clôt en tempête effrénée ce passionnant récital qui couronne le trop court hommage à György Ligeti.
BB