Chroniques

par bertrand bolognesi

Hémon
opéra de Zad Moultaka

Opéra national du Rhin, Strasbourg
- 20 mars 2021
"Hémon", opéra de Zad Moultaka en création mondiale à Strasbourg
© klara beck | opéra national du rhin

Après Zajal pour chanteuse, comédien, petit ensemble d’harmonie, percussionniste, dispositif électronique et vidéo, indiqué opéra arabe, créé à Poitiers au printemps 2010 [lire notre critique du DVD], Zad Moultaka [lire notre entretien] revient au genre pour L’Épopée de Gilgamesh alors conçu comme opéra instrumental [lire notre chronique du 30 novembre 2018]. À ces premières explorations, circonscrites dans un format chambristes et hors des habitus du monde de l’opéra, le compositeur (et plasticien) se lance aujourd’hui dans l’aventure du grand format, pour ainsi dire : une œuvre chantée destinée au théâtre, qui convoque l’orchestre symphonique, le chœur et plusieurs solistes vocaux.

Avec la complicité du philosophe Paul Audi dont le livret s’inspire, principalement mais non exclusivement, de l’Antigone de Sophocle, Moultaka se penche sur un personnage que le vaste mythe des Labdacides laisse un peu de côté. Il s’agit d’Hémon, le fils de la reine et du roi de Thèbes, Eurydice et Créon. Hémon est amoureux et promis à Antigone, fille de Jocaste et d’Œdipe, qui brave la loi de son oncle Créon en offrant une sépulture à son frère Polynice, cinq fois coupable à ses yeux – après avoir mené Thèbes en tyran, Polynice a parjuré le principe d’alternance qui conditionnait la succession au trône d’Œdipe, puis il a levé une armée et assiégé la cité, s’est par cette guerre rendu responsable de la perte du fils de Créon, enfin il a conduit le combat singulier qui l’opposait à son frère Étéocle jusqu’à leur mort, laissant le pays sans héritiers directs. Dans l’opéra Hémon, le rôle-titre ne se suicide pas lorsque son père condamne Antigone. Survivre à l’instant du drame, survivre non pas à sa douleur mais avec sa douleur, est le sujet de l’ouvrage, « parce que, pour les Modernes que nous sommes, le tragique n’est plus du tout ce qu’il fut pour les Grecs de l’Antiquité, et que le Destin, cette transcendance qui dominait […]aussi bien les mortels que les immortels se montre désormais […] bien plus meurtrissant que meurtrier », explique Audi (brochure de salle).

Sur un accord tenu, les harpes déposent des points qui voyagent dans des micro-intervalles où survient la parole d’Hyllos, doyen des magistrats du conseil de Thèbes, chanté par la basse Geoffroy Buffière dont, une fois de plus, nous admirons la parfaite diction [lire nos chroniques du 7 octobre 2017, du 27 juin 2015, des 7 octobre et 18 décembre 2012, du 7 juin 2011, du 17 décembre 2010 et du 30 août 2005]. Tandis que l’inquiétude gagne la partition s’élève le verbe volontaire, voire arrogant de Créon, rôle dans lequel l’on retrouve Tassis Christoyannis, baryton aguerri au répertoire français [lire nos chroniques du Tribut de Zamora, du Timbre d‘argent, d’Ali Baba, Cinq-Mars, Thésée et Andromaque, ainsi que des CD Benjamin Godard, Paul Dukas, Camille Saint-Saëns et Fernand de La Tombelle] – le livret est écrit en langue française. Sur l’escalier harpistique descendant, l’Eurydice de Béatrice Uria-Monzon use d’un parlar’ cantando où appuis, entre déclamation et chant comme un souvenir baroque, accueillent l’angoisse du personnage pour son fils fragile – « S’il casse, s’il casse, qui de nous s’en remettra ? ». Un roulis percussif s’impose progressivement, comme une sournoiserie de la tragédie. Oscillant entre emplois de haute-contre et de baryton, Raffaele Pe prête un timbre doux au fiancé de la rebelle. Il aura beau faire, celle qui a soustrait la dépouille de son frère à la faim des bêtes et qui appartient « à un monde où les morts tendrement me sourient, où les vivants ont le visage buté des cadavres » avance inexorablement vers le sacrifice. Le soprano Judith Fa se joue aisément de la tension du rôle, dans une incarnation sereine [lire nos chroniques des Contes de la lune vague après la pluie et des Nozze di Figaro]. Des salves répétées enfièvrent le tableau suivant : le père tente d’imposer son autorité au fils qui ne la reconnaît plus – « tu veux, bien plus que tu ne gouvernes ». Le tissu orchestral se densifie en un dramatique ostinato évolutif. Le chapitre médian consiste en un long monologue d’Hémon qui tombe de gauche et de droite, « le sol inépuisable de Thèbes ne me supporte plus ». Le nerveux tutti s’est éteint pour laisser place au récitatif accompagné où l’on goûte le chant dolent de Raffaele Pe [lire nos chroniques de Didone abbandonata, Ipermestra et Orfeo].

Avec la découverte du corps d’Antigone se déchaîne une turba instrumentale impressionnante, menée de main de maître par Bassem Akiki jusqu’à son comble. Seul demeure une oscillation flûtée dont le subtil balancement recueille le lamento d’Hémon. Au thrène succède bientôt la ferme scansion de la fureur collective : jusqu’à lors témoin, le chœur passe à l’acte, celui de la protestation et de la désobéissance – « hurle, frappe, tempête ! Râle, mord et grogne ! On n’en peut plus, on n’en veut plus ! ». Et le voilà frappant les pupitres, dans la colère des cuivres, formidable frénésie. S’adressant au musicologue Anis Fariji – qui déjà introduisait la création d’Exercices de lumières [lire notre chronique du 28 février 2017] –, Zad Moultaka évoque sa présence récente « au centre de Beyrouth avec des gens qui tapaient comme des fous sur les murs. Il y en avait qui couraient, qui se cognaient eux-mêmes sur le mur. Je n’ai jamais vu une chose pareille, cette espèce de rage cathartique retournée contre soi-même. J’avais alors contacté Paul Audi pour lui demander d’inclure cette image dans Hémon,qui a donné la scène de rébellion du Chœur où j’ai essayé de retrouver l’énergie de cette rage » (même source). Les jeunes Francesca Sorteni, Claire Péron, Marta Bauzà et Anaïs Yvoz campent les conteuses rurales par la bouche desquelles l’on apprend les conséquences des faits, dans une scène rythmique à la tonicité volatile, sorte de cancanage faussement léger. Eurydice perd pied : lorsque le roi évoque la ville côtière de Mégare, au sud de Thèbes, où Hémon, introuvable, se serait peut-être retiré, elle croit voir venir à elle Mégarée, leur fils tué lors de la guerre des jumeaux ennemis d’Œdipe. Si forte est sa peine qu’elle la précipite dans la démence. Durant l’Épilogue, Hyllos se fait la voix des sages et du peuple pour élever Hémon au rang de souverain. « J’ai rencontré l’image, entre toutes discrète, de la fragilité, la sainte et saine fragilité que le cœur des homme abrite mais qu’ils feignent d’ignorer […] Les affaires de la Cité […] nécessiteront que je ferme les yeux sur le fragile au cœur des hommes : or de cela je ne veux pas. »

S’il était initialement prévu que Zad Moultaka signât la mise en scène de son œuvre, l’adversité virale qui, depuis une année, détermine chacun de nos gestes a entravé cet aspect du projet. À la manière d’Hémon lui-même qui puise dans sa fragilité la force de continuer toujours, l’Opéra national du Rhin n’a pas renoncé à cette création mondiale, donnée, du coup, en une version de concert fort inhabituelle puisque, pour des raisons sanitaires évidentes, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg s’étend sur tout le plateau, à la faveur d’une distance réglementaire entre chaque musicien, de même que les artistes du vaillant Chœur maison, préparés par Alessandro Zuppardo, s’égaillent au parterre, les solistes prenant place en avant-scène, sur le plancher qui recouvre la fosse.

Contrairement à d’autres pays où reprirent les concerts, le nôtre ne les autorisent pas : cette unique exécution d’Hémon, qui s’intègre dans l’édition 2021 d’Arsmondo, le festival annuel de l’institution alsacienne inventé par la regrettée Eva Kleinitz [lire nos chroniques des 28 et 29 mars 2018], et cette fois centré sur le Liban, n’est donc pas ouverte au public mais uniquement à quelques professionnels et aux membres de la presse, tous respectueux des mesures dites barrières. Elle fait l’objet d’un direct sur France Musique, dans l’émission de Judith Chaine, Samedi à l’opéra [disponible sur le site de Radio France].

BB