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Chroniques
Hamlet
opéra d’Ambroise Thomas
Pour la metteure en scène, la tragédie d’Hamlet s’appelle le trône. Qui doit s’y asseoir ? À qui devrait-il revenir, sinon à celui qui porte le nom du père assassiné par ceux-là même qui règnent maintenant ? En préambule, un trône se balance dans les airs, au-dessus du décor d’Hermann Feuchter [lire notre chronique du 4 juillet 2014] qui montre la fragilité du royaume au moment de cette succession difficile : cloisons penchées, sol incliné, tout un appareil à géométrie anguleuse reflétée par un grand miroir, théâtre dans le théâtre grâce auquel le prince tente de révéler la vérité. Tout tourne autour du symbole du pouvoir, charriant vanités et corruptions, crimes et désastres. Jamais vous n’y verrez Claudius sans la fameuse chaise consacrée : après qu’il s’en estpromptement saisi au début de l’opéra, elle lui colle au corps, elle fait partie d’un rôle qui n’a de sens que dans l’usurpation, jusqu’à transformer le trône en prie-Dieu. Sur les parquets de ce palais biscornu, dont les cadres défient les lois de l’architecture, évolue une cour grotesque : Susanne Hubrich perruque et dore les suiveurs du nouveau roi, avec un humour décapant, jusqu’à ce Polonius en grand chambellan ridicule qui exhibe un bâton scintillant de maréchal ès traitrise. Avec une liberté qui souffle avec bénéfice sur le drame lyrique d’Ambroise Thomas, plus engoncé dans son XIXe siècle moraliste – la bourgeoisie dicte la bonne conduite et fait les gros yeux tout en fréquentant le bordel parisien – que dans la société élisabéthaine, les costumes brassent les époques sous les ors de Versailles comme dans la sobre élégance Saint-Germain-des-Prés. Ils désignent Ophélie et Hamlet comme des êtres à part.
Le poids du meurtre et l’illégitimité du couple régicide empêchent les amoureux de vivre leur passion. Helen Malkowsky insiste sur cet aspect important de la pièce par l’absence de geste affectif, de regard tendre, etc. Quelle belle idée d’avoir imaginé un Fou du roi, omniprésent ! Avec une espièglerie angoissante, il traverse les espaces et dirige le petit monde des vivants. Ce personnage ajouté est confié à la basse tenant le rôle du Spectre : ainsi le vieux roi hante-t-il le château pour aider son rejeton à renverser l’imposteur et pour protéger la reine de sa fureur. Une façon d’injecter un peu plus Shakespeare dans l’opéra : n’est-ce pas sur le crâne d’un fou qui le berçait enfant qu’Hamlet philosophe au cimetière ? Poussant le principe dans sa logique jusqu’au-boutiste, Malkowsky mène à son règnele prince d’Elseneur sans qu’il prenne couronne mais un bonnet de fou, comble des images fortes (parfois surréalistes, dans leur flottement à la Dalí) où l’adolescent romantique aux cheveux déliés sur sa mince silhouette quitte le siège vengeur pour le deuil : à l’avant-scène, le rouge fait place au noir.
Car plutôt que de faire mourir le héros, le livret de Michel Carré et Jules Barbier le sacre nouveau roi, après qu’il a massacré les coupables : il est le justicier par lequel le Danemark est assaini. Peu joué en France, l’ouvrage ne l’est pas plus hors de nos frontières. Quoique sa source inspiratrice soit Les années d'apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe (Wilhelm Meisters Lehrjahre, 1796), Mignon (1866) de Thomas n’est pas franchement plus populaire de ce côté-ci du Rhin [lire nos chroniques du 11 novembre 2005 et du 10 avril 2010]. Pouvoir apprécier une production d’Hamlet est une aubaine [lire nos chroniques stéphanoise, marseillaise et barcelonnaise], surtout lorsque, comme celle-ci, elle rend à César ce qui lui revient, c’est-à-dire à Shakespeare son prince danois. Loin des extravagances dénudées qui me firent aborder l’œuvre à Bruxelles sous un jour gratuitement tordu [lire notre chronique du 3 décembre 2013], Helen Malkowsky signe à Krefeld un travail sans conteste moins chic et choc mais beaucoup plus cohérent. Le public ne s’y trompe pas, qui l’ovationne à juste titre.
Pour la majorité, c’est une équipe de jeunes chanteurs, dont certains formés en troupe in loco (Opera Studio), qui incarne le petit monde d’Elseneur. Le cuivre accrocheur du baryton-basse Alexander Kalina assure à Horatio émission sûre et projection satisfaisante. Tenorino brillant et nuancé, Kai’ Choldybaïev chatouille positivement l’auditoire en Marcellus, très directionnel. Carlos Moreno Pelizari offre à Laërte un ténor plus léger, parfois un peu serré, et Matthias Wippich un timbre subtilement fragilisé qui convient parfaitement au lâche Claudius. Royalement chanté par Eva-Maria Günschmann qui possède une riche couleur vocale, Gertrude marque la représentation par une grande présence. C’est moins le cas de Sophie Witte, Ophélie gentille mais trop confidentielle. Le jeune Rafael Bruck cultive un phrasé souple, un aigu facile et un impact mâle et caressant : il donne un Hamlet lyrique, tour à tour querelleur et tendre, toujours en révolte. Enfin, il y ce Spectre qui est aussi le Fou que ne prévoit pas l’opéra… un dérisoire bonnet rouge couronne le puissant torse nu de cet extraordinaire danseur-chanteur, fascinant Andrew Nolen aux grands moyens vocaux. Les choristes du Chor des Theaters Krefeld und Mönchengladbach, dirigés par Michael Preiser, surprennent par la fiabilité stylistique atteinte – on aurait du mal à en dire autant d’un chœur français dans une maison de province qui aborderait un ouvrage rare du répertoire allemand… À l’inverse, le Niederrheinische Sinfoniker ne parvient pas à sonner comme il faudrait, malgré la fougue de son chef, Mihkel Kütson. Ce n’est pas grave, le dramatisme de l’interprétation soutient avec adresse le théâtre.
KO