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Chroniques
Hamlet
opéra d’Ambroise Thomas
Les cieux s’étant montrés incléments le 18 janvier – tandis que le train nous menait à La Haye, via Rotterdam, la tempête David jeta les arbres sur les voies, bloquant le trafic ferroviaire ; tout juste avions nous atteint Bruxelles, la forêt marchant sur les chemins, comme celle de Birnam –, deux mois se sont écoulés avant que l’on vît enfin cette nouvelle production d’Hamlet d’Ambroise Thomas, présentée par la compagnie Opera2day. Depuis sa première, elle a tourné dans plusieurs cités, de Deventer à Zwolle en passant par Amersfoort où nous la découvrons enfin.
Deux ans après sa création à Paris (9 mars 1868), Hamlet fut programmé à Londres, puis connut les honneurs de nombreuses scènes européennes. Connaissant leur public, les autorités de Covent Garden refusèrent toutefois l’happy end que nous connaissons [lire nos chroniques du 3 décembre 2013, du 29 septembre 2016 et du 9 janvier 2018] : il fallait que meurt le jeune héros. Pour l’occasion, le compositeur a donc revue sa copie et tué l’héritier, conformément au final de la tragédie inspiratrice. Ici, le metteur en scène Serge van Veggel propose un choix médian : lorsqu’il apprend la mort d’Ophélie, le prince se suicide – « je meurs avec toi » –, mais entre la décision et le geste lui-même se fait entendre depuis les coulisses le chœur en liesse célébrant son accès au trône – « Vive le roi Hamlet ! ». Ainsi comprend-on que la vengeance est bien réalisée, mais que sans son amour Hamlet ne saurait vivre et régner.
La soirée réserve d’autres surprises.
D’abord, l’on n’y fait pas entendre l’opulente orchestration de Thomas mais une transcription de chambre que signe Daniël Hamburger. À la tête du New European Ensemble, Hernán Schvartzman profite judicieusement de cette saine cure qui lui offre, ainsi débarrassée de tout surpoids, de délicatement ciseler la texture et non seulement les traits solistiques. La symbiose dramaturgique opère avec plus de pertinence que jamais.
Ensuite, les chanteurs portent des micros.
Pour discrets qu’ils soient, ils se laissent cependant voir sans aucune volonté de les réellement masquer. En rien il ne s’agit d’amplifier les voix, comme on le put vivre en certains lieux [lire notre chronique de la Turandot de Zhang Yimou au Stade de France] : un rééquilibrage soigneux des sources sonores vient seulement pallier l’espace acoustique de salles qui ne sont pas prévues pour accueillir des représentations d’opéra, c’est tout.
Autre belle surprise : la diction française.
Au mezzo-soprano Adélaïde Rouyer fut confié le soin de former l’ensemble de la distribution à chanter notre idiome. Empressons-nous de la féliciter pour ce coaching réussi, puisque les canaux de l’Eem goûtent avec nous une qualité dictionnelle plus que confortable, rarement rencontrée dans les théâtres de l’Hexagone, avouons-le.
Enfin, nous sommes étonnés d’assister à un prologue, donné dans le hall du théâtre. Recouvert du drapeau danois sur lequel sont fixés quelques calices d’arums et la couronne, un cercueil est porté par un chœur. Ce cortège funèbre est précédé d’un ensemble de cuivres jouant la musique de celui d’Ophélie dans l’opéra qui va suivre, détourné afin d’accompagner la dépouille du roi assassiné. En sus de tourner ses productions, Opera2day s’est fixé une mission pédagogique et participative, vérifiée à chacun de ses spectacles. Ainsi les représentations d’Hamlet sont-elles précédées de ce prélude dans chaque ville, joué par des étudiants d’académies ou de conservatoires, ou par un chœur amateur, comme c’est le cas ce soir.
Une fois installé dans la salle, on retrouve ce cercueil sur scène, derrière une toile couvrant tout le cadre sur laquelle sont projetées les images tour à tour illustratives et oniriques de Margo Onnes. Au miroitement sur une eau sombre succèdent le visage du spectre jaillissant de l’onde, une façade austère et anguleuse avec son escalier qu’emprunte le royal revenant, à la manière ombrée d’un Nosferatu, l’idyllique forêt où les jeunes amants se rencontrèrent et qui laisse presque entendre leurs promesses. Il s’agit bien de ce théâtre d’illusion, baroque à sa manière, droit venu de Shakespeare où se greffe l’absolu romantique, tel que décrit dans l’essai de Victor Hugo sur le dramaturge britannique, sorte de profession de foi du Français quant à sa propre conception de l’art de la scène. Les gros plans sur le regard pénétrant du père font leur effet, jusqu’à ce que le procédé lui-même s’invite dans l’action plutôt que de la commenter : pendant La mort de Gonzague, la pantomime, le prince filme son oncle pour le mieux confondre. Le plongeon d’Ophélie, son corps flottant parmi les poissons, son accueil par le roi défunt dans un au-delà sylvestre ont une grande portée émotionnelle et esthétique.
Un plateau vocal efficace maintient le public en haleine. De même que l’orchestre est réduit, la partie chorale se concentre sur quelques voix s’ingéniant à rendre le relief des ensembles (Judith Pranger, Sonja Volten, Adélaïde Rouyer). On apprécie Yavuz Arman Isleker dans le chant du Spectre, incarnée par l’acteur Joop Keesmaat (également Gonzague), et l’un des comédiens de la mise en abîme, de même que le ténor clair de Jan-Willem Schaafsma en Laërte (et un autre comédien). Horatio et Marcellus ne sont pas en reste, grâce au talent de Patrick Pranger et de Georgi Sztoljanov (également fossoyeurs). Martijn Sanders campe un robuste Claudius qui donne toute sa mesure après quelques minutes de chauffe. Le soprano généreusement lyrique de Martina Prins s’impose en Gertrude au legato exemplaire. D’un gosier agile et tonique, Lucie Chartin compose une Ophélie attachante. Le timbre charismatique et la belle présence scénique de Quirijn de Lang triomphe dans le rôle-titre, avec des phrases d’une douceur inouïe. Parfaitement engagé dans la défense du personnage, le baryton s’éloigne parfois du chant, favorisant la performance d’acteur au détriment de la ligne – une caractéristique nettement préférable, tout compte fait, à un académisme froid.
La mise en scène proprement dite regarde peu la vidéo, tout occupée à donner vie au théâtre. Avec une direction d’acteurs au cordeau et des trouvailles bien troussée, le résultat ne manque en rien son but. Après avoir abrité le recueillement impuissant du prince rageur, le cercueil sert de socle à la table bambocheuse des noces – on festoie vraiment sur le mort, un spectacle sacrilège qu’Hamlet fuit. Plus loin, il s’enroule dans le drapeau : le couple régicide possède la couronne, certes, mais à lui le pays tout entier, la nation. Sa fébrile activité de régisseur en vue de La mort du roi Gonzague fonctionne à merveille. On aime cette violence avec laquelle il fait déborder les verres et sa lutte à mains nues avec Claudius. Une seule réserve : en ce qu’elle pallie les raccourcis et les carences du livret la présence du texte parlé est fort intéressante pour le strict suivi dramatique, mais se fait vite envahissante. Pas de quoi ternir un Hamlet de très bon niveau qui poursuit son chemin (Arnhem le 30 mars, Sittard le 2 avril, Nijmegen le 3, enfin La Haye les 10 et 11).
BB