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Chroniques
Hamlet
opéra d’Ambroise Thomas
Il arrive parfois que se révèle favorable le hasard du calendrier des maisons d’opéra. Ainsi l’équipe de Saint-Étienne présente-t-elle une nouvelle production d’Hamlet d’Ambroise Thomas lorsque la salle Favart reprend celle de Cyril Teste [lire notre chronique du 24 janvier 2022]. Loin de son omniprésence vidéastique et de ses reportages en coulisse, à caméra portée, Nicola Berloffa concentre sa mise en scène (et en costumes) sur une contemporanéité relative, qui évoque aussi bien notre temps que celui du compositeur – l’ouvrage fut créé en 1868, à Paris – et sur l’action comme strictement décrite.
Avec le sens du théâtre qu’on lui connait et la sage mesure avec laquelle il se saisit de chaque œuvre [lire nos chroniques d’Il viaggio a Reims, L’Italiana in Algeri, Madama Butterfly, Les contes d’Hoffmann, Norma, Carmen et Andrea Chénier], l’artiste piémontais intègre quelques projections durant préludes et interludes : transparence de l’eau, gravier, feuilles mortes, calme lac bordé d’arbres, dans une esthétique amoureusement travaillée par Dino Longo Sabanovic en blanc et noir, à l’exception d’un filet de sang venu contrarier l’aqueuse pureté juste avant les noces endeuillées, autrement dites noces orphelines.
Le lever de rideau révèle un vaste salon qui n’est pas sans rappeler la salle d’apparat du Palazzo reale de Turin, avec sa tapisserie verte, les massifs tours de porte et la hauteur sous plafond que suggère la lumière finement travaillée de Valerio Tiberi. Avec les lustres qui descendent pour la fête, le souvenir du palais des Savoie se fait plus évident encore. Encore en retrouve-t-on ici les glaces des antichambres. Sous un dais pompier, les scénographes Aurelio Colombo et Gabriele Moreschi ont placé deux bergères à oreilles, or et rouge, aussi m’as-tu-vu que le mobilier accumulé par l’humbertienne famille. Pour les scènes plus intimes, loin des fastes de la cour, un voile noir monté sur rail vient masquer les murs. Quant au sol, il s’agit d’une surface réfléchissante lisse d’où sourdent plusieurs zones granuleuses, telle une gangrène symbolique – something is rotten in the state of Denmark…
Dans cet écrin, Berloffa, assisté de Veronica Bolognani, fait évoluer une quinzaine de personnages, de la dynastie hamlétienne aux comédiens engagés par le jeune prince pour confondre son oncle avec Le meurtre du roi Gonzague, tous mus par une direction d’acteurs précise qui s’ingénie à rendre au mieux les situations dramatiques. Loin des lourds brandebourgs de Vincent Boussard comme de la nudité de tréteaux d’Helen Malkowsky, voire de celle, plus charnelle, des créatures dont Olivier Py arborait sa proposition [lire nos chroniques du 29 septembre 2016, du 9 janvier 2018 et du 3 décembre 2013], il anime adroitement l’opéra en faisant fi de son envahissante verbosité. Non sans un certain humour, il ménage un côté Grand Guignol dans le geste outré de l’épouvante, candélabres bas et boiserie du château vomissant une épaisse fumée – Minuit sonne… Le surgissement des histrions à nez de clown et un délice en soi, menant bientôt à une pantomime de haut vol où un grand blond taillé dans une souplesse indéniable se trans-forme miraculeusement en Reine Geneviève : le port général d’Hugo Boulanger, sa silhouette et jusqu’au grain subtil de la peau, épaules dénudées, incarnent idéalement, sans surjeu, la belle assassine. Quelques moments s’inscrivent sur la cornée, tel la disparition d’Ophélie dans les fleurs.
En réunissant une distribution équilibrée dont chaque membre s’engage ardemment à défendre son rôle, l’Opéra de Saint-Étienne s’est assuré une réussite de belle taille. Ici, personne ne démérite, loin s’en faudrait ! Le baryton Antoine Foulon et le ténor Christophe Berry [lire nos chroniques d’A midsummer night's dream, Carmen, Lucia di Lammermoor, La traviata et Simon Boccanegra] campent d’efficaces fossoyeurs, aussi brefs que s’avère leur partie. De même Thibault de Damas se montre-t-il fiable dans les rares phrases de Polonius. Encore faut-il applaudir le jeune Yoann Le Lan (ténor), incisif à souhait en Marcellus, et le robuste Horatio de Jean-Gabriel Saint-Martin (baryton).
Saluant régulièrement l’excellente basse de Thomas Dear [lire nos chroniques de Richard III, Arabella, Le prophète, Semiramide, Amelia goes to the ball et Guillaume Tell], on se trouve surpris que son Spectre satisfasse moyennement. Sans doute est-ce une erreur, pour l’équilibre acoustique, de ne le montrer jamais et d’en cantonner la voix hors champ. On pourra objecter que l’éloignement naturel provoqué par ce dispositif favorise un doute : n’est-il pas dès lors l’hallucination de la confusion du deuil plutôt qu’une apparition surgie de l’au-delà ? Telle question, pour intéressante qu’elle paraisse, surgit incontestablement d’un approche shakespearienne du mythe. Mais librettistes (Michel Carré et Jules Barbier) et compositeur ont si vertement cisaillé la fameuse tragédie – qui n’est pas l’originale : la sauvagerie de la mort d’Hamlet père fait de la version de Thomas Kyd (dans laquelle Shakespeare, tout jeune comédien, joua justement le fantôme !) un ancêtre de taille… sans parler des vers par lesquels l’évêque Bandello ou encore le Gascon Belleforest s’emparèrent, avant nos géniaux britanniques, de l’épisode de la Gesta Danorum de Saxo Grammaticus – qu’un tel questionnement ne trouve guère sa place dans la représentation de cet opéra au romantisme moral et prude. La réussite du projet de Berloffa tient précisément dans la prise en compte du poids de la bourgeoisie sur le genre lyrique : aussi croyons-nous volontiers que la distanciation du vieil Hamlet n’est pas idée dramaturgique mais choix maladroit qui de la plénitude vocal de Thomas Dear prive le public.
En Jérémy Duffau [lire nos chroniques de Pénélope, Macbet, La clemenza di Tito, L’occasione fa il ladro et Armida], Laërte ne se trouve point serti dans la juvénile clarté mais dans une projection virile qui s’impose. Au baryton-basse coréen Jiwon Song revient le rôle de Claudius qu’il agrémente d’un timbre de velours. À un chant parfaitement impacté et une diction du français sans entrave vient s’ajouter un grave qui retient l’écoute [lire notre chronique d’I Pagliacci]. Dotée du format requis, Jeanne Crousaud livre une Ophélie de bon aloi dont la personnalité vocale honore l’écriture ornementale tout en lui accordant le poids nécessaire. Le soprano ne puise rien aux tics de l’immanquable tiroir Dessay & Cie tenu par certains commentateurs comme inépuisables… quand ce ne sont les artistes ! À l’air du suicide, la salle est suspendue à sa voix [lire nos chroniques du Pré aux clercs et de La sirène]. La grande découverte de cette matinée s’appelle Emanuela Pascu : avec un organe puissant et richement coloré, le jeune mezzo-soprano roumain offre à Gertrude un lustre somptueux. Les moyens sont si grands que son duo avec le prince donne à rêver des incarnations de plus vaste taille.
Quant au rôle-titre, il revient à l’excellent Jérôme Boutillier [lire nos chroniques de Carmen, La nonne sanglante et La reine de Saba] : voix ferme, ligne souverainement conduite et diction exemplaire, voilà un Hamlet presque idéal que les débordantes contradictions rendent sensible comme jamais. Presque ? C’est la colère, certes rondement menée, qu’éperonne la réserve : des assises qui puisent dans des raclements de gorge plus théâtreux que chanteurs soulignent un louable désir d’expressivité tout en confondant quelque peu les moyens d’expression – pas de quoi porter ombrage à sa remarquable interprétation, donc.
Distribution efficace, mise en scène réussie, que pourrait-il manquer ? Au pupitre de l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire en progrès constant, à l’instar de cette maison qui œuvre avec ardeur à cultiver son art, le Québécois Jacques Lacombe, en champion du répertoire lyrique français [lire nos chroniques du Cid, de La Juive, Don Quichotte et Werther à Paris puis à Nice] – mais également de certaines raretés injustement oubliées [lire notre chronique d’Oberst Chabert] – développe d’emblée une sévérité tendue à la fosse. Sous sa direction, la musique de Thomas s’avère si peu melliflue qu’une austérité certaine vient en éclairer l’évidente élégance. À cette rigueur macroscienne, souvent magnifiée par le caractère martial essentiel à la vie d’Elseneur, répondent quelques inserts chambristes fort gracieux. Enfin, saluons la vaillance des voix du Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire, sous la houlette de Laurent Touche.
Plus proche du texte que le fut la très belle production de Serge van Veggel [lire notre chronique du 14 mars 2018], l’Hamlet de Nicola Berloffa affirme une inspiration moins audacieuse qui néanmoins lui tient aisément tête dans notre cœur.
BB