Chroniques

par bertrand bolognesi

Hamlet
opéra d’Ambroise Thomas

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 11 mars 2023
pauvre HAMLET d'Ambroise Thomas, maltraité à l'Opéra national de Paris...
© bernd uhlig | opéra national de paris

Après plusieurs décennies d’absence sur les scènes lyriques françaises, à commencer par la première, l’Opéra national de Paris, qui lui donnait le jour le 9 mars 1868, Hamlet d’Ambroise Thomas rencontre, ces derniers temps, un regain d’intérêt qui conduisit quelques maisons à en présenter de nouvelles productions. Après l’approche traditionnelle de Bernard Habermeyer, la plongée shakespearienne d’Olivier Py, la mise en scène assez littérale, et plus centrée sur les préoccupations du temps du compositeur, de Vincent Boussard, la concentration nettement théâtrale de la version d’Helen Malkowsky, l’option plus personnelle encore de Serge van Veggel, la proposition relativement iconoclaste de Cyril Teste, enfin la réussite absolue du spectacle que signait récemment Nicola Berloffa à l’Opéra de Saint-Étienne [lire nos chroniques du 7 mars 2010, du 3 décembre 2013, du 29 septembre 2016, des 9 janvier et 14 mars 2018, des 24 et 30 janvier 2022], l’œuvre est aujourd’hui confiée aux bons soins de Krzysztof Warlikowski dont on apprécia diversement les réalisations ici-même [lire nos chroniques d’Iphigénie en Tauride, L’affaire Makropoulos, Parsifal, Le roi Roger, Le château de Barbe-Bleue, Don Carlos, Lady Macbeth de Mzensk et A quiet place].

Lorsqu’un écrivain de polar se trouve complètement enfermé dans une intrigue si dense que la logique n’est plus un recours suffisant à la résoudre, il n’a d’autre solution que de convoquer la folie, décevant lamentablement ses lecteurs qui, en général, cherchent dans le genre autre chose que l’apparition du blanc Jeannot d’un bon vieux gibus. Si, en transformant la cour d’Elseneur en institution psychiatrique, l’homme de théâtre polonais marche sur des pas désormais fort balisés, encore ne le fait-il guère autrement qu’en l’aveu d’impuissance, voire de paresse artistique ou intellectuelle, à aborder la tragédie. On se souvient de l’intitulé du projet tel que publié dans la brochure de saison : Hamlet d’après Thomas, y était-il précisé. Quelques mois plus tard, loin de reprendre l’appellation, à l’instar de Lev Dodine qui signait dans ces murs une Dame de pique d’après Tchaïkovski [lire notre chronique du 19 janvier 2012], Warlikowski prive son travail d’une précaution pourtant justifiée. Encore ladite précaution nous avait-elle laisser entendre la probable infiltration de sa fréquentation du mythe, et pas uniquement selon Shakespeare. Il n’en est rien. Le rouleau-compresseur de la maison de santé enterre définitivement un projet marqué, au passage, par une méconnaissance vertigineuse des innombrables écrits publiés par les psychanalystes – à moins qu’il ne s’agisse peut-être que de la revendication appuyée d’une joyeuse suite de contresens. Échec, donc, que cet Hamlet dont les motifs ne font pas sens, pas même l’Auguste en guise de spectre qui, pour distiller non sans poésie l’esthétique du metteur en scène, n’en fait pas moins flop.

Si, décidément essoufflé, voire parfaitement épuisé malgré des débuts qui nous avaient vraiment transportés, le système-Warlikowski [lire nos chroniques de Médée, Die Frau ohne Schatten, Eugène Onéguine (à Munich), Lulu, Alceste (à Madrid), Die Gezeichneten, De la maison des morts, The Bassarids puis Elektra] ternit grandement la représentation d’un ouvrage qui, il le faut avouer, n’est certes pas le plus passionnant de ceux inspirés par le mythe [lire nos chroniques d’Amleto de Franco Faccio, d’Hamlet d’Anno Schreier et d’Hamlet de Brett Dean], reconnaissons l’extrême précision de la direction d’acteurs, qualité qui rend plus amer encore le constat du naufrage, et saluons l’engagement de toute l’équipe vocale à en défendre les options.

Car une distribution plus qu’efficace rehausse vaillamment cette première, malgré des réserves quant à trois rôles que, du coup, l’on taira. Ancien résident de l’Académie de l’Opéra national de Paris, le jeune ténor Maciej Kwaśnikowski assume largement la partie du Second Fossoyeur où, aussi courte soit-elle, on le retrouve avec plaisir [lire nos chroniques de la Messe D.950 n°6, de Salome (à Paris) et de Tristan und Isolde]. De même Marcellus se révèle-t-il bien campé par Julien Henric [lire nos chroniques d’Anna Bolena, Turandot et Norma]. Encore tout récemment entendue dans Peter Grimes au Palais Garnier [lire notre chronique du 26 janvier 2023], la basse britannique Clive Bayley livre sans encombre un Spectre que la mise en scène rend attachant. Moins immédiatement percutant qu’à son habitude, Julien Behr prête à Laërte un chant quelque peu timoré dans ses premiers moments ; la diction et la ligne, par-delà un bas-médium un rien éteint, gagnent rapidement meilleur impact [lire nos chroniques de Pénélope, Christophe Colomb, Salome (à Strasbourg), Alceste (à Lyon), Don Giovanni, Fidelio, Messe solennelle H20, The Rake’s Progress, Die Entführung aus dem Serail, Béatrice et Bénédict, enfin Shirine].

Le quatuor de tête n’est pas en reste. D’un soprano à l’agilité confondante, cultivant un phrasé des plus élégants, y compris dans l’aigu souvent sollicité, Lisette Oropesa, aguerrie au répertoire romantique français, compose une grande Ophélie dont on se souviendra longtemps [lire nos chroniques de Mitridate, Les Indes galantes, Lucia di Lammermoor, Adina, Les Huguenots et Robert le Diable]. D’un grain chaleureux mais encore par des fulgurances plus autoritaires, Ève-Maud Hubeaux sert souverainement Gertrude [lire nos chroniques d’Ariadne auf Naxos, Tristan und Isolde, Œdipe, Le soulier de satin et Les Troyens], quand l’excellent Jean Teitgen prête une basse plus épanouie que jamais à Claudius, rendu paradoxalement noble par la haute tenue du chant et l’exemplarité de la diction [lire nos chroniques de König Kandaules, The rape of Lucretia, Bellérophon, Samson et Dalila, Les pêcheurs de perles, Les barbares, Castor et Pollux, Dimitri, Il ritorno d’Ulisse in patria, Proserpine, Carmen, Pelléas et Mélisande, Eugène Onéguine (à Paris) et Mignon, entre autres]. Enfin, le rôle-titre, où on ne l’attendait sans doute pas, revient à Ludovic Tézier. Prenant appui sur des moyens vocaux qui ne faiblissent pas, sur une pratique sûre de la musique française et une couleur vocale dont la fosse n’a point à s’inquiéter, il impose un Hamlet grandeur nature, pour ainsi dire, rigoureusement construit en confiance avec la conception dramatique.

Outre les artistes, ô combien valeureux, du Chœur de l’Opéra national de Paris, que mène avec pertinence Alessandro Di Stefano, félicitons les musiciens de l’Orchestre maison qui signent une interprétation puissante de l’œuvre, pouvant faire date. Infléchi par Pierre Dumoussaud [lire nos chroniques de Soir de bataille, Pelléas et Mélisande et Werther], cet Hamlet bénéficie d’un preux élan et du climat requis, ainsi que d’une facture historiquement éclairée (dix représentations jusqu’au 9 avril 2023).

BB