Chroniques

par bertrand bolognesi

Hans Werner Henze | La selva incantata (1991)
œuvres de Gustav Mahler et de Richard Strauss

Simone Schneider, Staatsorchester Stuttgart, Daniele Rustioni
Liederhalle / Beethovensaal, Stuttgart
- 16 avril 2018
Daniele Rustioni joue henze, Mahler et Strauss à la Beethovensaal de Stuttgart
© davide cerati

C’est pour un événement spécial qu’on entre ce soir dans la Beethovensall du KKL (Kultur und Kongresszentrum Liederhalle) du Stuttgart : le Staatsorchester Stuttgart célèbre rien moins que son quatre cent vingt-cinquième anniversaire. Dans l’acoustique étonnamment satisfaisante du bâtiment de Rolf Gutbrod et Adolf Abel, inauguré durant l’été 1956, retentiront trois œuvres pour grand effectif, réunies sous le titre programmatique Enchantement et réalité (Zauber und Wirklichkeit). Pour commencer, nous entendons une aria et rondo pour orchestre de Hans Werner Henze, La selva incantata (La forêt enchantée), tirée de l’opéra König Hirsch (d’après un conte de Gozzi) dont la version définitive, après celles de Berlin (1956) puis de Kassel (1963), fut créée à la Staatsoper de Stuttgart, le 5 mai 1985, en cette période où l’institution s’imposait en remarquable pôle de création, grâce à l’impulsion de Dennis Russel Davies. À partir d’un air du rôle-titre, exposant son désir de retour à la nature et à ses propres origines animales, le compositeur a conçu un bref mouvement (onze minutes environs) en arche dont la première eut lieu à Francfort le 6 avril 1991. Une couleur post-mahlérienne surprend dès l’abord, magnifiée par Daniele Rustioni. Dans cette orchestration de grand corps, le jeune chef italien cisèle un délicat solo de basson tout en enlevant l’exécution par un lyrisme exacerbé. Le grand geste central de la pièce gagne une intensité séduisante, mise en regard par des alliages timbriques particuliers (violons, harpe et célesta, par exemple). Plus rythmique, la dernière section bénéficie d’une tonicité franche mais jamais appuyée où nait une valse curieuse.

Si l’on connaît Daniele Rustioni dans le répertoire lyrique qu’il sert dignement à l’Opéra national de Lyon [lire nos chroniques du 20 mars 2018, des 3 août et 30 mars 2016], son approche d’un opus récent, certes d’une écriture jamais en rupture avec la tradition, et de grands classiques germains, surprend positivement. Outre le relief et l’ampleur offerts à La selva incantata, son interprétation des Vier leztze Lieder de Richard Strauss (1948) brille de nombreuses qualités. Ainsi du choix de faire entendre plus que de coutume le trait de clarinette liminaire à Frühling, fort intéressant, et l’onctuosité nourrie du tutti. La grande surprise de la soirée demeure pourtant le soprano Simone Schneider qui révèle un grave riche sur lequel toute la tessiture se construit, jusqu’à l’illumination de l’aigu. À l’évidence du chant répond la fluidité d’un orchestre forcément habitué aux chanteurs, puisqu’il se produit en fosse. En dosant le tempo, le chef parvient à rendre miraculeusement naturel ce Lied au grand souffle. Après la flamme, les délices du miroitement instrumental, luxueusement mis en valeur dans September. Loin de chipoter, encore est-ce à-bras-le-corps que Rustioni s’y engage, avec une générosité confondante où la caresse de la voix fait merveille. Le soprano allemand dit tout, dans un format-fleuve, à l’instar des bois subtilement dessinés. Dans l’épaisseur tellurique des violoncelles, le chef ménage l’annonce de la phrase pour un Beim Schlafengehen où la voix se love en toute simplicité, comme en route. L’articulation instrumentale se fait alors vocale (comme on le rencontre parfois dans la musique de Debussy, entre autres). Simone Schneider livre une approche bouleversante de présence qui autorise la baguette à des opulences jouissives. En une discrète tendreté, un rien en retrait, le violon solo élève le climat jusqu’à la dernière section à laquelle Rustioni donne une couleur tamisée. Le soleil arrive d’autant mieux avec le retour de la voix. Après un postlude porté plus que fort loin, Im Abendrot avance dans une âpreté qui chasse toute contemplation. C’est dans l’art de la nuance qu’agit alors l’esprit de l’œuvre. Sans faire un sort au caprice de l’onde sous les frondaisons, le chef en intègre les charmes dans un vue libérée. Celle qu’on applaudissait chaleureusement en Sieglinde quelques mois plus tôt [lire notre chronique du 29 juin 2017] a tant saisi l’écoute qu’elle donne le frisson – on aurait aimé que cela jamais ne s’arrêtât…

Après l’entracte, l’immersion Mitteleuropa se conclue avec la Symphonie en ré majeur n°1 de Gustav Mahler (1888). Ce soir, la suspension de la pédale initiale du Langsam se maintient dans une fonte gelée, parfaitement indescriptible. La rondeur des cors s’oppose à la fraîcheur du concertino extérieur. La vigueur des contre-attaques de cordes finit de donner à cette lecture son caractère raisonnablement contrasté. Un paysage s’y construit, dans une lumière savante qui conjugue Hodler, si clair, et Stück, mordoré – sombres tous deux, au fond, (à leur manière respective). Le thème affirme une élégance bien venue. Après la réexposition, une sorte d’atermoiement symboliste vient dominer l’exécution, sans excès de poids. Dans cette grâce, l’éclat ne revêt point d’expressivité trop crue et le final, pourtant si percussif, demeure plutôt joli. Daniele Rustioni s’ingénie à un Ländler mafflu, presque brucknérien – Kräftig bewegt, doch nicht zu schnell. L’exactitude confortable des musiciens du Staatsorchester Stuttgart invite une inscription personnelle toute rutilance où le Trio se distille divinement. Le retour du motif bondit comme rarement, avec une énergie qui conduit à un fracassant final.

La lueur fauve de la contrebasse solo intime Bruder Jakob. En répons du chant plutôt serré, le deuxième thème ne s’encombre d’aucun rubato pesant. De même la danse demeure-t-elle dans une nuance contenue. Succédant à la suavité un rien désuète du bref duo de violons, le deuxième pèlerinage se charge de danger, transmis par une relative aspérité, par-delà la salutaire définition des pupitres. Nous goûtons extinction panoramique, pour ainsi dire. Cinglant comme jamais, ce Stürmisch bewegt rappelle la gravure inimitable de Seiji Ozawa (en 1978, avec le Boston Symphony Orchestra). Et Rustioni d’afficher alors une ferveur d’apocalypse ! Sans débrailler la consolation suivante, il la développe dans une demi-teinte charnue où le retour sournois de la tempête se fait plus métallique encore. Après la papale lumière de l’absolution, le magma originel revient dans l’embryon de ce que seront plus tard les grands adagios de Mahler. Pour sûr, cette version de la Première n’est pas indigente, mais le choc des Lieder straussiens – le rapt, même ! – nous a tenus à quelque distance dans la suite du concert, avouons-le.

BB