Chroniques

par bertrand bolognesi

Hanspeter Kyburz | The Voynich Cipher Manuscript
Ensemble Modern

Musica / Palais de la Musique et des Congrès, Strasbourg
- 27 septembre 2003

Poursuivant l’immersion dans l’univers du compositeur suisse Hanspeter Kyburz, Musica fait entendre deux œuvres qui, comme c’est assez systématiquement le cas avec cet auteur, prolongent l’expérience de ses aînés. Mais avant que les musiciens de l’EnsembleModern envahissent le plateau, le public strasbourgeois écoute quelques mots pacifiques et cependant fermes et brièvement pédagogiques des intermittents du spectacle, rappelant entre autre que le festival fonctionne grâce au travail et au dévouement de huit permanents, vingt-trois saisonniers et rien moins que trente-cinq intermittents.

C’est avec une interprétation pleine d’esprit des Mysteries of the Macabre que s’ouvre la soirée. À partir de trois airs à la virtuosité volontairement drolatique extraits du Grand Macabre de György Ligeti, Elgar Howarth écrivit au début des années quatre-vingt-dix une suite pour soprano colorature et petit ensemble. Le soir de la création de cette version, la chanteuse tombée malade était ingénieusement remplacée par la trompette, accentuant, si faire se pouvait encore, l’humour de la proposition. On admire ici l’habileté du jeu de Sava Stoianov, conjuguant les vocalises avec un sens développé du grotesque dans une enthousiaste connivence avec Martyn Brabbins à la tête de la formation allemande.

Nous entendons ensuite le Concerto pour piano et orchestre composé par Kyburz en 2000. Ce choix rend compte d’une filiation qu’on pourrait dire « d’élection » avec les Mysteries. Peut-être de la même manière que d’autres compositeurs ont eu recours à la confrontation d’un risque d’enfermement stylistique de leur art à d’autres extensions musicales – on pourrait citer les musiques nationalesdu XIXe siècle ou la quête de Bartók et Kodály, la volonté de se frotter à un apport populairechez Weill, la découverte des musiques extrême-orientales qui allait influencer Debussy, l’exploitation des traditions des steppes par Galina Ustvolskaïa, le Japon de Cage, etc. – , Kyburz a puisé dans les productions de ses aînés dont il réutilise les procédés, parfois en les détournant, pour tracer son chemin personnel, sans jamais que son travail s’apparente au pastiche baroque ni aux palimpsestes de Berio. Un musicien comme Ligeti ne pouvait que l’attirer, lui aussi « grande éponge » comme il se qualifia lui-même, il y a quelques années, lors d’une interview radiophonique. En allant vite, on pourrait dire que chaque artiste est fait d’empreintes anciennes, et que, pour la plupart, les choix et orientations s’opèrent dans une sorte de présomption d’innocence, alors que Kyburz rendrait soudain conscience sa préhistoire musicale, en toute lucidité.

D’une invention rythmique foisonnante, le Concerto pose des problèmes d’équilibre en son premier mouvement. Indéniablement, on ne peut en accuser l’interprétation, par ailleurs tout à fait précise et soignée (comme sur les attaques doublées à la harpe, etc.). C’est donc l’écriture elle-même qui s’avère maladroite, lourdement chargée à la percussion, exhibant un pianiste qui se bat avec un outil apparemment muet. L’utilisation d’un piano-double dans l’orchestre, de même qu’un trait de note répétée, rappelle inévitablement le travail d’ombre et de lumière de la Passacaille pour Tokyo de Manoury. Dans le deuxième mouvement, Ueli Wiget se montre grand coloriste au clavier. L’on goûte la sensualité de l’instrument en oubliant les faiblesses de l’œuvre, violemment assénées tout au long du tonitruant troisième épisode.

On retrouve les qualités du pianiste dans deux Études de Ligeti. Si Arc-en-Ciel séduit, Automne à Varsovie emporte tous les suffrages. Ces pièces viennent remplacer la seconde audition prévue du Quatuor dont nous entendions quelques fragments succincts cet après-midi [lire notre chronique du jour].

The Voynich Cipher Manuscript, vaste partition écrite par Kyburz il y a huit ans, commence par l’énonciation de chiffres, différents groupes instrumentaux se répondant peu à peu. Sur scène, un premier groupe (réunissant des voix, un piano et un percussionniste) fait front à un groupe de cuivres situé derrière le public. Rejoignant l’un à l’autre par la droite de la salle, on compte un groupe de vents, qui fait la diagonale dans l’axe inverse à un autre groupe de vents, puis un percussionniste face à des voix, des voix face à une percussion, deux groupes de percussions face à face et enfin un groupe de cordes sans vis-à-vis. Ce n’est pas tout : dans le public, quatre voix solistes forment un carré.

Ce dispositif permet des échanges, des relais, toute une gamme d’effets dont on apprécie particulièrement ceux magnifiquement réalisés par les percussions. D’un égrainement froid de chiffres nait progressivement une joute vocale infernale atteignant son paroxysme par le rire, effectué tant par les voix que par certains instrumentistes. Une partie plus apaisée se développe ensuite, ponctuée par l’agitation de maracas (à propos desquels on ne peut s’empêcher de se souvenir de leur utilisation magique), scandant des phrases assez obsessionnellement, pour progressivement se déconstruire jusqu’à une simple extension. L’on assiste à une cérémonie spatialisée dont le voyage a donc prévu le rite de retour... Plus convainquant que le Concerto.

BB