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Chroniques
Harrison Birtwistle et la poésie de Paul Celan
Laura Aikin, Quatuor Arditti, solistes de l'EIC
En 1989, le compositeur britannique Harrison Birtwistle lisait dans une revue un poème de Paul Celan [photo] en traduction anglaise. Il l’utilise musicalement, sans imaginer que cette rencontre est le début d’une longue histoire, puisqu’en vingt ans, White an Light, d’abord enrichi de Night puis de Tenebrae, s’étend peu à peu à 3 Settings of Celan, puis à 6 Settings of Celan, enfin à 9 Settings of Celan, qui forment avec les 9 Movements for String Quartet un vaste ensemble entrecroisé : Pulse Shadows pour soprano, quatuor à cordes et petit ensemble (clarinette en la, clarinette en si bémol, violoncelle, alto et contrebasse).
Si, après que Celan se soit jeté d’un pont parisien, son œuvre fut publiée sous forme de recueils, c’était uniquement pour solutionner le souci pratique des éditeurs. Aussi, l’aspect disparate de l’assemblage que présente l’œuvre de Birtwistle pourrait-il bien correspondre plus intimement à la logique des livraisons aléatoires bien connues des proches du poète. De même l’étalement dans le temps de la composition de ces Méditations rend-il compte à sa manière de la perpétuelle évolution de son écriture.
Les membres du Quatuor Arditti ouvrent une sombre bacchanale d’un peu plus d’une heure qui promène le public dans les redondances obsessionnelles d’une poésie bouleversante de nudité. L’échevelée et fulgurante Fantasia I s’étiole, laissant se superposer à ses essoufflements la contrebasse qui introduit Thread suns, et enfin les quatre autres solistes de l’Ensemble Intercontemporain qui accompagnent le timbre égal de Laura Aikin, usant d’un aigu lumineux. Après un court ostinato, les quartettistes enchaînent Frieze I qui surprend par la brutalité de son discours, comme en révolte face au relatif lyrisme de la section chantée. Avec White and Light, on retrouve cette marque de fabrique britannique commune, dans des esthétiques diverses, à Britten, Benjamin, Knussen, Adès et Birtwistle, à savoir une écriture extrêmement raffinée des timbres. Le suspend instrumental de la strophe centrale creuse comme un désert à souligner le texte de son aridité, menant à une fin quasiment fragmentaire sur l’errance, une hésitation désolée qui finit par s’épuiser et que prend à son compte le quatuor de Fantasia III.
Plus proclamé que chanté, Psalm révèle un autre aspect du verbe de Celan dans l’intimité duquel la voix de Laura Aikin laisse pénétrer. Le bref Frieze II conjugue une demi-teinte subtile, avant que les musiciens de l’EIC s’essayent à des imitations qu’on pourrait dire « sournoises »dans le tissu de With Letter and Clock – par exemple : l’ample vibrato de contrebasse se superpose à une oscillation insidieuse de clarinette, brouillant l’identification des timbres. Sur un lent mezzo piano ténu, le soprano énonce ses énigmes avec une expressivité libérée. Bondissant et obsessionnel, Frieze II se fait le prélude plein de relief d’An Eye, Open où l’ensemble instrumental, là encore mp, oppose des mises en exergue plus ou moins criantes, comme dans la mélodie précédente (un principe de contrastes auquel obéit également Fantasia IV).
En intercalant un chant anglais au texte parlé allemand, Todtnauberg dédouble la narration, soulignée par la dissociation momentanée de la contrebasse qui accentue, ponctue, le flux des clarinettes. En fait, la contrebasse fait office de voix parlée de la partie instrumentale. De même les clarinettes sont-elles le relais des parties chantées, le compositeur tirant avantage de leur volubilité naturelle. Antépénultième intervention du quatuor, Frieze III, particulièrement développé, démultiplie des motifs perpétuels jusqu’à former une trame complexe qui joue sur la diversité des attaques. L’alto de Christophe Desjardins devient le personnage principal de Tenebrae qu’il introduit dans un redoutable motif ascendant de doubles cordes. La fébrilité fuyante de Fantasia V se trouve transcendée, elle auss,i par le lyrisme de l’alto ; l’exigence d’un extrême raffinement de la nuance, sur toute une série d’attaques pianissimo à peine colorées et d’harmoniques flûtées, est ici comblée par une réalisation remarquable. Might maintient l’écoute dans un système de suspension vocale sur un jeu de protagonistes timbriques.
En fin de parcours mélodique, un discret fondu laisse Todesfuge-Frieze IV se glisser, l’énonciation comme perlée de Give the World se ménageant, pour finir, de rares phrases chantées, comme l’impressionnant crescendo sonorisé sur le mot light dont continue de sonner l’inquiétude désespérante de l’écho. Situé juste après L’Art de la fugue dans la programmation de la deuxième Biennale du Quatuor à cordes, ce tant éprouvant que fort beau concert sera suivi par Les sept dernières paroles du Christ en Croix de Haydn, concluant demain la manifestation.
BB