Chroniques

par bertrand bolognesi

Heinrich Schütz | Musikalische Exequien
Vox Luminis, Lionel Meunier

Philippe Maillard Productions / Oratoire du Louvre, Paris
- 30 mai 2017
à la tête de Vox Luminis, Lionel Meunier joue Musikalische Exequien de Schütz
© robert buckland

Nous retrouvons l’excellent ensemble vocal Vox Luminis à l’Oratoire du Louvre. Après avoir fait entendre à l’automne dernier tout un programme méditatif anglais sur la mort, suivi d’une fort belle version du Requiem de Jean Gilles [lire notre chronique du 16 novembre 2016], ses artistes, sous la direction infiniment discrète, pour ne pas dire fusionnelle, de la basse Lionel Meunier, explorent ce soir une autre approche du trépas, à travers des pages allemandes antérieures au XVIIIe siècle dont devait hériter Johann Sebastian Bach.

De fait, la seconde partie de la soirée se consacre à des motets composés par des cousins du cantor de Leipzig, issus des trois branches de la famille – ne nous perdons dans cette généalogie assez complexe dont on trouve la source vers l’actuelle Bratislava, appartenant alors à la couronne hongroise, aux premiers temps du Seicento. Il suffira de dire qu’elle engendra plusieurs lignées distinctes de musiciens, avec quelques cantor dans différentes cités de Thuringe et de Saxe, et plus encore d’organistes (partant que le maniement du clavier était, de toute façon, la base du chemin).

La famille Bach s’est agrandie en Thuringe tandis que croissait la réforme luthérienne. Né en 1585, soit un siècle avant le plus célèbre représentant de l’illustre famille et père des compositeurs du classicisme naissant, Heinrich Schütz se situe lui aussi dans le sillon protestant, quoiqu’il fût allé à Venise, en terre catholique, étudier les riches entrelacs vocaux auprès de ses ainés Gabrieli et Monteverdi, dont il importa la manière jusqu’à la cour danoise. Passions, Chants sacrés, Madrigaux italiens, Concerts spirituels et Psaumes de David jalonnent un parcours que couronne un Magnificat, tandis qu’au début de sa maturité il écrivit, pour les funérailles de son ami et seigneur Heinrich von Reuss (1635), ses fameuses Musikalische Exequien, titre mi-latin mi-allemand (puisqu’il accorde selon les règles de cette dernière langue un terme qu’il emprunte à l’ancienne) qu’on traduira par Obsèques musicales.

Mit Fried und Freud ich fahr dahin in Gottes Willen
C’est par ce choral de Martin Luther, chanté a capella depuis le pourtour supérieur du chœur de l’église, que débute le concert, dans la paix et dans la joie, selon la volonté de Dieu, je pars : voilà qui donne le ton. Puis commence le Concert spirituel en forme de messe d’enterrement allemande (Konzert in Form einer deutscher Begräbnis-Missa SWV 279), introduit à l’orgue par Bart Jacobs. La douceur des voix, héritière de la Renaissance transalpine, bouleverse d’emblée. Dans cette écriture solistique, la précision de chaque intervention révèle plus que jamais la grande qualité des membres de Vox Luminis, ainsi que la souple cohésion de l’ensemble. Déjà l’on est conquis par l’indicible tendresse de l’interprétation, qui déjoue l’introspection macabre à la faveur d’une haute réflexion sur la mort, la foi et la sainteté. La variété stylistique de cette première section dynamise l’ultime salut qui n’a rien de très funèbre, au fond, dans les volutes et les rythmes du baroque naissant dont la pureté ne serait peut-être plus jamais égalée. La clarté des gosiers masculins, la chaleur des inflexions féminines, tout concours au bonheur plutôt qu’au lamento. Après un court insert instrumental, Herr, wenn Ich nur Dich habe SWV 280, le chœur de réconfort, si fervent, qui laisse apprécier l’enchevêtrement d’un tutti plus affirmé (Seigneur, si je n’avais que Toi). Le troisième épisode, Herr, nun lässest du deinen Diener SWV 281 (Seigneur, laisse maintenant ton serviteur) réunit les caractères des deux précédents, avec son chœur en récits qui poursuit la tentative de spatialisation amorcée une demi-heure auparavant dans le choral introductif : quelques voix et le gambiste Ricardo Rodriguez Miranda ont gagné l’arrière-scène, instaurant un troublant jeu d’écho qui montre le serein départ de la dépouille.

Après l’entracte vécu dans l’air encore flatteur du soir, la caresse du soleil recueillie par les marches du parvis, retrouvons la formation belge pour quelques motets d’un pléthorique cousinage de compositeurs, sous le nom de Bach. Ne pleurez pas ma mort (Weint nicht um meinen Tod), air de chœur signé Johann Bach (1604-1673), s’impose, malgré le texte, dans un genre litanique où se répondent tutti et petits ensembles ou voix seules.

Lui succèdent l’imploration dolente d’Herr, ich warte auf dein Heil (Seigneur, j’attends ton Salut) de Johann Michael Bach (1648-1694) dont la profondeur de l’accord final laisse songeur, le plus flamboyant Garde ce qui t’es acquis (Halt was du hast), du même Bach, où s’exprime la ferme liberté de Vox Luminis, avec une aisance surprenante dans ce pas de plus austère tournure, puis un troisième opus, Ich weiß daß mein Erlöser lebt (Je sais en vie mon rédempteur), d’apparence plus simple. Pour chaque pièce, les chanteurs changent de place : outre qu’elle favorise une sorte de rituel, cette idée renouvelle sans cesse l’acoustique de l’église – elle ouvre l’église, pourrait-on même dire, par cette brouille savante des sources sonores.

Deux pages signées Johann Christoph Bach (1642-1703) poursuivent l’immersion. La grande volubilité ornementale de Der Mensch vom Weibe geboren (L’homme né de la femme) charme l’écoute. D’abord un rien compassé, Lieber Herr Gott, wecke uns auf (Seigneur bien aimé, réveille-nous) s’envole soudain dans une fantaisie presque italienne qui contamine l’oreille d’une confiance glorieuse en un au-delà de joie. Pour finir, la grande quiétude de Das Blut Jesu Christi (Le sang de Jésus-Christ) de Johann Ludwig Bach (1677-1731), le plus jeune des cousins ici conviés et le plus clairement baroque. Un fort beau moment que ce concert vocal !

BB