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Chroniques
Henry VIII
opéra de Camille Saint-Saëns
Le Théâtre royal de La Monnaie a pris la très heureuse initiative de monter, en version scénique, le rare Henry VIII de Camille de Saint-Saëns. Le projet devait voir le jour en 2021 à l’occasion du centenaire de la disparition du compositeur, mais le Covid-19 différa l’entreprise de deux ans. La production est confiée à Olivier Py, qui collabore une fois de plus avec son scénographe habituel, Pierre-André Weitz, également en charge des costumes. La grande toile La crocifissione du Tintoretto (Jacopo Robusti) est en place sur le plateau dès l’entrée du public. Deux figurants (qui font partie de l’ensemble des dix danseuses et danseurs s’exprimant par la suite) s’appliquent à lui ajouter les dernières vraies-fausses touches de peinture, chacun perché sur son escabeau. Tableau levé, on découvre un décor monumental tout noir à éléments mobiles, comme l’imposante structure transversale – trois grandes arches surmontées d’une passerelle – qui peut avancer vers l’avant-scène ou rester au fond, ou encore les hauts parallélépipèdes qui modifient le décor suivant les faces présentées. Ces caissons géants sont tournés à vue sur eux-mêmes, évitant ainsi les éventuels précipités pour changement de décor. Ainsi, en fin de premier acte, les façades avec fenêtres se muent-elles en alcôves avec petit balcon où se tiennent les personnages, ou encore, au cours de l’Acte II, les faces vitrées sont-elles en accord avec le faste déployé à l’occasion de la déclaration du roi à Anne de Boleyn, attablés sous de grands lustres.
Le metteur en scène choisit un traitement qui s’éloigne de toute reconstitution historique de type Renaissance, après un petit clin d’œil initial quand le rôle-titre est photographié dans ses habits royaux que l’on connaît au travers des portraits peints. Il troque vite sa veste dorée pour une redingote noire et se coiffer d’un haut-de-forme qui transporte davantage au temps de la création de l’œuvre (1883). On est même clairement plongé dans l’ère industrielle quand, au début de la deuxième scène du quatrième et dernier acte, c’est une locomotive qui vient défoncer le mur de briques. L’action se situe alors dans une gare, avec ses voyageurs qui errent valises en main. Autre scène marquante, le second tableau du troisième acte, quand Henry convoque le synode au Parlement pour demander, sans succès, l’annulation de son mariage avec Catherine d’Aragon : les choristes sont habillés en cardinaux, y compris les femmes qui portent de fausses barbes, au sein d’un amphithéâtre baigné dans les lumières rouges de Bertrand Killy. Une réalisation visuelle originale et décalée, qu’on apprécie avec sans doute des petits bémols lorsque les pantomimes deviennent envahissantes, comme par horreur du vide ou du calme.
À l’exception d’une dizaine de minutes dansées, proposées pendant l’entracte en extérieur, avec bande-son, sur la place devant le théâtre, la partition est jouée sans coupure, pour une durée de trois heures de musique. On entend même certaines séquences inconnues de nos oreilles (si l’on se réfère, en priorité, à l’enregistrement disponible en DVD, réalisé pour la réouverture du Théâtre impérial de Compiègne en 1991), comme un court octuor qui conclut le deuxième acte. Directeur musical de La Monnaie, Alain Altinoglu rend ses lettres de noblesse à cette partition passablement délaissée, aux commandes d’un orchestre de haute qualité et très appliqué : cuivres brillants et justes dès l’Ouverture, somptueux tapis de cordes, et quel magnifique violoncelle solo ! Les grandes scènes de foule, comme le synode de l’Acte III ont beaucoup d’allure et classent l’ouvrage dans la catégorie du grand opéra français. Les moments d’intimité sont interprétés avec délicatesse, comme le dernier tableau, centré autour de Catherine qui sent approcher sa mort.
Lionel Lhote compose un Henry VIII autoritaire et le plus souvent tyrannique, par un registre aigu d’une puissante projection, tandis que la partie grave est moins développée en volume. Son bel air du I, Qui donc commande quand il aime, est l’un des rares moments de possible faiblesse du personnage. Par ailleurs, il faut reconnaître tout le mérite du baryton lorsqu’il chante le début du III perché sur un beau cheval noir, animal par instants un peu nerveux. En Catherine d’Aragon, le soprano Marie-Adeline Henry possède des moyens généreux qui lui permettent de dominer les ensembles. L’aigu chanté forte perd malheureusement de sa séduction, certaines notes étant émises avec stridence. Ses passages plus calmes sont très beaux et émouvants, comme la scène du III, Rendez-moi l’époux que j’aime, ou le grand air triste du IV, Je ne te reverrai jamais, ô douce terre.
Dans le rôle bien moins sollicité d’Anne de Boleyn, le mezzo Nora Gubisch est doté de ressources moins abondantes, une puissance modérée qui passe tout de même dans l’espace du théâtre bruxellois, sans donner exactement la mesure des séquences les plus dramatiques. Quatrième rôle par ordre d’importance, l’ambassadeur d’Espagne, Don Gomez de Féria, est défendu par Ed Lyon, ténor léger qui assure une très belle qualité de diction du texte. Le suraigu est toutefois fragile – ainsi en va-t-il d’une note passée rapidement en voix de tête pour éviter tout dérapage. Vincent Le Texier incarne un sépulcral Cardinal Campeggio aux graves profonds dans l’air Fatal orgueil des rois, tandis que l’autre basse, Jérôme Varnier, fait aussi entendre certains accents caverneux en Cranmer. Le ténor Enguerrand de Hys, le baryton Werner van Mechelen et le soprano Claire Antoine sont bien en place dans les rôles secondaires – respectivement Comte de Surrey, Duc de Norfolk et Lady Clarence. Belle tenue, enfin, du Chœur de La Monnaie, préparé par Stefano Visconti, avec une séduction plus immédiate de la partie féminine.
IF