Chroniques

par jérémie szpirglas

Herreweghe redonne à Mozart son éclat opératique
Symphonie en sol mineur K.550, Requiem en ré mineur K.626

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 13 octobre 2010
Philippe Herreweghe joue Mozart au Théâtre des Champs-Élysées (Paris)
© dirk vermeirre

On dit souvent de Mozart que l’essence de sa musique est opératique – et on ajoute parfois que les meilleurs exemples de ce don inné pour la vocalité et le drame ne sont pourtant pas dans ses opéras. Cette soirée en compagnie de Philippe Herreweghe, de l’Orchestre des Champs-Élysées, du Collegium Vocale Gent et de l’Accademia Chigiana Siena, en est une démonstration brillante, voire déconcertante de limpidité.

Dans la Symphonie en sol mineur K.550 n°40, d’abord. Le premier mouvement semble emporté par le souffle narratif, presque romantique, d’une ouverture d’opéra, tant son geste musical apparaît d’emblée dramatique. Soutenu par des basses remarquables de présence et de dynamisme, le second mouvement prend des allures de récitatif accompagné suivi de son aria – les cordes incarnent la fosse et le chant circule parmi les bois, dans un dialogue apparemment insouciant où l’on peut entendre se nouer une ébauche d’intrigue. Dans le troisième mouvement, les cuivres mettent juste assez de lourdeur dans leur pédale rythmique pour donner élan et grâce aérienne au Menuet et, par contraste, le parfum printanier et pastoral qui convient au Trio. Et si le tempo peut paraître un peu rapide dans l’Allegro assai final, ce n’est que pour mieux conclure dans la fureur la tragédie annoncée.

Ce talent, ce doigté, ce flair pour la dramaturgie de Philippe Herreweghe, on l’entend plus encore dans le Requiem en ré mineur K.626, pièce maîtresse de la soirée, qu’il traite avec un regard incroyablement exaltant, à défaut d’être révolutionnaire. La cohérence de la trajectoire évoque un scénario sous-jacent. L’ampleur du geste musical étonne d’autant plus que la gestique du chef est d’un minimaliste extrême : Herreweghe incarne à lui seul cette maxime, que connaissent tous les aspirants chefs, selon laquelle le geste est une confirmation de l’idée musicale et non une indication ou une instruction donnée dans l’instant aux musiciens.

Herreweghe ouvre l’Introitus sur un tempo modéré, nullement tragique : on ne s’appesantit pas, on ne s’apitoie pas non plus. Les cordes s’imposent avec rondeur et la soprano Christina Landshamer séduit d’emblée de son timbre joli, ni trop charnu, ni trop clair ou lumineux. Ce n’est pas nécessairement la voix que l’on attend dans Mozart, mais ses phrasés simples et maîtrisés en font une interprète idéale. Le Kyrie qui suit ne va pas non plus chercher les nuances extrêmes ou explosives – on garde une réserve de puissance et d’expressivité pour la suite, lorsque le drame se déploiera. Ce qu’il ne tarde de faire : dans le Dies irae, on croit entendre une de ces tempêtes si courante dans l’opéra italien, tant les timbales dictent leur loi et tant le chœur (réunissant le Collegium Vocale Gent et l’Accademia Chigiana Siena) sait faire parler la poudre.

L’équilibre de l’ensemble force l’admiration et, si chaque soliste pris à part peut susciter quelque réserve – le manque de puissance et de volume dans les graves du baryton-basse Matthew Brook, compensé par un timbre chaud et soyeux dans le médium, la clarté un brin exagéré de la voix du ténor Robert Getchell, par ailleurs excellent, ou le vibrato de l’alto Ingeborg Danz qui entre parfois en contradiction avec ses admirables phrasés –, leurs quatre voix se marient à merveille, dès le Tuba mirum.

Passée la première impression d'éblouissement et de transports provoquée par cette respiration hautement opératique qu’Herreweghe insuffle au monument mozartien, on peut apprécier le formidable travail d’orfèvre sur les dynamiques et les nuances – des nuances qui, sans être radicalement originales, sont toujours pertinentes et réalisées avec un doigté d’une souplesse fascinante et lumineuse. Dans le Confutatis, ces contrastes magnifiques sont encore renforcés par l’omniprésence des cuivres dont les accents et frottements harmoniques sont saisissants. Mais rien ne nous prépare à la tendresse désarmante que dégagera le Lacrimosa. Tout incisif est chassé des attaques, le mordant des consonnes s’efface de la diction. Aucune entrée n’est marquée : on entre dans le son de l’autre, on ne lui prend pas la parole. Après un Hostias aux allures de choral luthérien, les accents du fugato du Quam olim Abrahae ont des élans d’exaltation que vient couronner un Sanctus noble et majestueux, dont la largesse le distingue comme un point culminant émotionnel du drame.

Tous, solistes, choristes et musiciens, s’investissent à l’égal de leur chef. Les prises de risque instrumental ou vocal sont nombreuses – dans la manière de casser les accords des cordes ou dans la nudité des nuances – et toujours récompensées. Ainsi de cet orchestre grondeur qui fait de l’Agnus Dei une tempête océanique laissant pantois devant le déferlement récurrent de ses vagues. Le Lux aeterna vient bien heureusement éclairer la scène de son rayon de soleil en gloire, amenant naturellement la conclusion de l’œuvre comme le final d’un acte d’opéra. Et le cycle peut recommencer.

JS