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Chroniques
Hippolyte et Aricie
tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau
La scène toulousaine s’ouvre aux enchantements de l’opéra de Rameau. Les fastes et les artifices dans les velours et les ors de la tragédie lyrique, ses décors, ses costumes, ses ballets, l’illusion de ses machineries, suscitent dans l’écrin du Capitole cette délectation que seul aimante l’art lyrique par le plaisir des voix et le ravissement du regard. La musique d’Hippolyte et Aricie s’empare de ces espaces de rêve et mène vers les magiques terres baroques.
L’association de deux talents – Emmanuelle Haïm, chef d’orchestre, et Ivan Alexandre, metteur en scène –, auxquels se sont joints musiciens, chanteurs, danseurs, décorateur et costumier, sous les lumières subtiles d’Hervé Gary, crée la pure magie de cette production, donnant une nouvelle vie à cette œuvre par une lecture personnelle, sans tentation historisante.
À l’âge de cinquante ans, lorsqu’il se tourne vers l’opéra, la seule véritable grande musique selon les critères du temps, Rameau est un musicien et un théoricien reconnu et conscient de sa valeur. « Je suis bien obligé de croire que je suis musicien ; mais, du moins, j’ai au-dessus des autres la connaissance des couleurs et des nuances dont ils n’ont qu’un sentiment confus et dont ils n’usent à proportion que par hasard » écrit-il en recherche d’un librettiste à Houdar de la Motte (1727). Il a publié en 1722 un Traité d’harmonie réduite à ses principes naturels qui l’a rendu célèbre, il a composé des pièces pour clavecin seul et pour clavecin en concerts, ainsi que des cantates, petits opéras miniatures à succès et des musiques de scène pour le théâtre de la foire Saint-Germain ou le théâtre italien. Sa rencontre avec l’abbé Pellegrin, librettiste réputé, est décisive pour Hippolyte et Aricie, son premier opéra, représenté à l’Académie royale de musique le 1er octobre 1733.
« Jamais sujet n’a paru plus propre à enrichir la scène lyrique…. Mon respect pour le plus digne rival du grand Corneille m’a empêché de donner cette tragédie sous le nom de Phèdre » affirme Pellegrin dans sa préface. Il s’agit d’instruire le spectateur du désordre des passions en suscitant compassion et terreur, véritable intention de la tragédie. La qualité racinienne du drame, l’humanité tragique des personnages contribuent à réaliser ce vœu de Rameau selon lequel « la vraie musique est le langage du cœur ».
À la tête des musiciens et des voix du Concert d’Astrée, Emmanuelle Haïm mène un travail exigeant pour densifier le sens de l’ouvrage et donner en une interprétation créative, retrouvant ses couleurs, la qualité des timbres, les équilibres chromatiques, les articulations harmoniques. Sa direction dégage de la partition sa dimension théâtrale. Son énergie fédère les musiciens, accompagne et soutient les chanteurs jusqu’à dessiner la force dramatique à travers chaque nuance.
La chorégraphie de Natalie van Parys par la compagnie Les Cavatines sert la variété des airs de ballets. Souples et élégantes, les danses parcourent l’opéra avec énergie, irriguent le flux musical de leur rhétorique précise.
Ivan Alexandre signe une mise en scène lumineuse d’Hippolyte et Aricie, en familier de l’univers ramiste dont il entretient une vision hautement poétique. Il caractérise les acteurs du drame, approfondit les parts d’ombre et de lumière en chacun, tout en privilégiant « l’affect musical qui l’emporte sur les mots », car Rameau exprime dans les récitatifs des sentiments que le livret évoque à peine. Vêtus de costumes aux harmonies raffinées, d’une rare somptuosité, dessinés par Jean-Daniel Vuillermoz, chanteurs et danseurs, maquillés et emperruqués selon la mode du temps, se déploient dans les décors magnifiques d’Antoine Fontaine, toiles peintes qui invitent au songe, tout comme les machines qui participent de la théâtralité baroque. De la forêt d’Erymanthe où la chaste Diane défend la vertu contre Amour, au temple de la déesse où Hippolyte promet son cœur à Aricie, des Enfers d’où Thésée s’évade protégé par Neptune, au palais de Thésée sur le rivage de la mer, du bois consacré à Diane aux jardins délicieux, tout fait appel au merveilleux.
D’une formidable liberté, l’écriture orchestrale offre des pages descriptives qui commentent le drame. Elle valorise les timbres (flûtes, hautbois et bassons en particulier), ménage des moments qui font alterner scènes tragiques et réjouissances chorégraphiques ou vocales – la liesse des marins, les airs des chasseurs, le chœur final qui chante les louanges de la vertu. Magistralement traitée, la voix distingue de manière puissamment expressive les identités.
Le couple vocal émouvant et noble formé par Frédéric Antoun, touchant Hippolyte, et Anne-Catherine Gillet, tendre Aricie, héros réunis par la bienveillante Diane dans la scène finale, le splendide trio des Parques de l’Acte II ; la Phèdre troublante et sensuelle chantée par Allison McHardy, mezzo au juste phrasé, remarquable dans l’aveu de sa passion coupable et son suicide ; Thésée incarné par l’excellent Stéphane Degout, pathétique et grandiose face à la douleur et aux remords, tous les rôles concourent à la réussite, comme la présence des divinités – Diane de Jennifer Holloway, Amour de Jaël Azzaretti à la belle courbe vocal jusque dans les aigus, Aurélie Legay en grande prêtresse à la voix puissante, Mercure de Johan Christensson, les dieux de François Lis et Jérôme Varnier, deux basses qui font impression, enfin le personnage de Tisiphone, complice de Pluton, confié à Emilio Gonzalez Toro.
« Écoutons le cœur de Rameau » écrivait Debussy dans Le Figaro du 8 mai 1908…
MH