Chroniques

par david verdier

Hippolyte et Aricie
tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 17 juin 2012
Hippolyte et Aricie (Rameau) au Palais Garnier (photo Agathe Poupeney)
© opéra national de paris | agathe poupeney

« Exact et ennuyeux », vraiment ? Ces mots de Voltaire à l'égard de Rameau résonnent comme le triste écho d'un malentendu qu'on veut bien croire « politique ». Quoi de plus rousseauistes en effet que ces pastorales si libres et si décoratives qui ouvrent et concluent Hippolyte et Aricie ? Les flèches voltairiennes s'abattent également sur le livret de l'abbé Pellegrin, coupable à ses yeux d'avoir en partie émasculé le mythe antique en inventant un happy end conforme au naïf goût du jour des « Rossignols amoureux ». Impossible également d'oublier le souvenir de la Phèdre (1677) de Jean Racine et, par là-même, les sources antiques de Sénèque et Euripide. La puissance narrative de ces auteurs cède inévitablement le pas lorsqu'il s'agit de composer une tragédie en musique. Le « poème lyrique » de Pellegrin ménage ses illustres prédécesseurs tout en se gardant de chercher à les dépasser – effort voué à l'échec car l'œuvre de Rameau obéit à la vision lulliste d'une soumission du texte à la musique. C'est donc la musique qui se chargera d'illustrer ce que le texte tait par économie de moyens ou volonté esthétique.

Si certains spectacles nécessitent de chercher des mots aussi aisément qu'avec des filets à papillons, ce n'est évidemment pas le cas avec cet Hippolyte et Aricie, dont la beauté reluit ostensiblement et dans les moindres détails. Le problème qui se pose est paradoxalement celui d'un afflux de paramètres auxquels il faut se référer alors même qu'ils prolifèrent sous nos yeux. Fruit d'un évident travail de recherche musicologique et littéraire, la mise en scène d'Ivan Alexandre n'a d'historique que l'apparence. Comme il le dit très bien dans la présentation vidéo de son spectacle : « on sait beaucoup de choses mais c'est très dangereux […] car il y a des choses essentielles qu'on ne sait pas et on transforme en essentiel ce que l'on sait ». La scénographie fuit par conséquent l'orthodoxie qui la menace ; elle se libère de l'exactitude archéologique qui contraindrait à devoir reconstituer le public, la salle, le contexte de l'époque… Ce choix délibéré ne va pas pour autant sans créer une forme de frustration, notamment par le fait de savoir que le spectacle n'est pas une reconstitution exacte mais joue avec des artefacts historiques (machinerie, costumes, codes chorégraphiques, etc.). L'impossibilité de pouvoir apprécier la proportion de « fidélité » au modèle original aiguise la curiosité en même temps qu'elle la désespère en évitant d'y répondre complètement.

Au premier plan des points d'intérêt de cette production, on place sans hésiter l'utilisation délirante de la machinerie, élément essentiel de l'opéra baroque. Pour l'occasion, le Palais Garnier renoue avec cette tradition spectaculaire qui donne à voir, par exemple, ce que Sénèque ou Racine dans le récit de Théramène étaient réduits à imager par des mots. En un tournemain, voilà sur un fond sonore de stridences et de machine à vent, la « montagne humide » qui s'élève, vomissant un monstre hideux (malicieux clin d'œil au célèbre requin de Steven Spielberg). Par l'utilisation continue de ce procédé, nous sommes au cœur de l'univers baroque mêlant conjointement drame et divertissement, le tout sur un fond visuel sans cesse mobile et changeant.

Le Théâtre du Capitole de Toulouse, qui avait accueilli pour la première fois cette production en 2009, ne permettait pas autant de liberté que la scène de Garnier. Seul bémol : les lumières d'Hervé Gary diffusent un éclairage « à l'ancienne » d'une invariable blondeur – référence discrète à l'utilisation de la bougie, mais assez uniforme sur la durée, et sans doute peu propice à révéler les trésors de couleurs et de finesse dans les décors et les costumes. La chorégraphie de Natalie van Parys porte haut le souci de se conformer par certains aspects aux traités français et italiens de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe. À de nombreuses reprises, les scènes de groupe révèlent çà et là des anachronismes qui tantôt amusent ou irritent.

Pour ne rien gâcher au plaisir, le plateau vocal est de très haute tenue, à commencer par le Thésée de Stéphane Degout, d'une matière vocale à la fois inspirée et réellement dramatique. Il domine tout l'Acte II et contraint les divinités à se plier à sa déclamation souveraine. À égale distance dans l'incarnation psychologique et la présence sur scène, Sarah Connoly campe une Phèdre venimeuse à la fureur délirante qui pétrifie les protagonistes qui l'entourent. L'Hippolyte de Topi Lehtipuu est victime de cette géniale hystérie que déploie la chanteuse anglaise. Son personnage semble gêné aux entournures, embarrassé par le degré d'aperture de certaines voyelles que la déclamation révèle impitoyablement. À ses côtés, Anne-Catherine Gillet parvient à tirer son Aricie du piège de la mièvrerie tendu par le livret. L'Amour de Jaël Azzaretti joue élégamment de ses faux airs de Patricia Petibon pour déployer une espièglerie de la ligne qui séduit par la facilité des ornementations. Très statique et suspendue dans les airs sur son beau croissant de lune, la Diane d'Andrea Hill est parfaite d'intonation et de projection, tandis qu'à ses pieds le chœur d'Astrée exprime une belle couleur d'ensemble, malgré de légers décalages dus en partie à une scène où se multiplient apparitions, figurants et danseurs.

Parmi les rôles qu'on hésite à dire « secondaires », on retient la brève et éblouissante intervention de Marc Mauillon sous les traits de Tisiphone, furie hideuse harcelant Thésée aux Enfers. Aurélia Legay est une excellente Grande Prêtresse ainsi qu'une chasseresse triomphante. Sollicités dans plusieurs rôles différents, certains chanteurs réalisent des prestations variables. C'est en particulier le cas de François Lis dont la projection parfaitement lisible en Jupiter perd de son unité pour Pluton. Le Neptune de Jérôme Varnier paie comptant l'éloignement spatial dans lequel on le maintient, alors même que sa Troisième Parque bouleverse par l'engagement et l'équilibre qu'il réalise. L'esthétique musicale et visuelle de cette scène des trois parques inversées est l'une des plus belles réussites de cette production.

À cet instant comme jamais auparavant, l'énigmatique battue d'Emmanuelle Haïm réalise enfin cette unité des pupitres, au delà de la nervosité un brin superficielle et dans un dialogue équilibré entre la scène et la fosse. Ce court intermède illustre tout le génie de l'écriture de Rameau à concentrer l'intérêt sur des moments charnières de la dramaturgie. Le scandale que provoquèrent ces déformations harmoniques lors de la création poussa une grande partie des musiciens à refuser de jouer ce passage – curieuse anecdote si l'on considère qu'aujourd'hui cette musique pénètre en nous irrémédiablement et pour longtemps encore.

DV