Chroniques

par bertrand bolognesi

Holger Falk chante Hanns Eisler
…ein deutsches Leben in Liedern…

Ludwigsburger Schloßfestspiele / Musikhalle
- 10 juillet 2019
Accompagné par Steffen Schleiermacher, Holger Falk chante Hanns Eisler
© kaupo kikkas

Jusqu’au 20 juillet le Ludwigsburger Schloßfestspiele (Festival du Château de Ludwigsbourg) bat son plein, déclinant les genres avec un éclectisme enthousiaste, de la grande soirée symphonie – comme à l’ouverture, le 9 mai, où la basse René Pape s’attelait à Babi Yar, la Symphonie Op.113 n°13 de Chostakovitch, ou celle de clôture où le chef finlandais Pietari Inkinen jouera la musique de Charles Ives – à l’opéra en passant par des moments chambristes, des rendez-vous baroques, mais encore le jazz et même le cabaret. Au fil d’une programmation florissante, ce Liederabend entièrement dédié à Hanns Eisler, et intitulée Une vie allemande en chansons.

Nous y retrouvons un grand artiste, le baryton Holger Falk qui défend ardemment la musique de notre temps, comme en témoignent un fort beau CD de Lieder de Wolfgang Rihm et sa participation à plusieurs créations ou reprises d’œuvres récentes [lire nos chroniques de Die Soldaten de Bern Alois Zimmermann, Make no noise de Miroslav Srnka à Munich puis au Bregenzer Festspiele, d’Enrico de Manfred Trojahn ou encore de l’enregistrement de Lilith de Péter Eötvös]. Tout en fréquentant les mélodies d’Erik Satie et de Francis Poulenc – avec une diction française à faire rougir nos compatriotes ! –, le chanteur s’est passionné pour les chansons d’Eisler qu’il sert ici et là en récital comme au disque, avec trois volumes parus à ce jour (sous label MDG) ; le premier fut salué par le prix de la critique allemande. Autant dire que le florilège proposé ce soir à la Musikhalle bénéficie de l’éclairage d’un spécialiste, voire de deux, puisque le pianiste (et compositeur) Steffen Schleiermacher fut le fidèle complice de ces galettes.

C’est d’ailleurs ce dernier qui présente le sujet, entre chaque cycle abordé par quelques extraits. Le parcours d’Hanns Eisler, né à Leipzig en 1898 puis élevé à Vienne, est inondé de rouge, pourrait-on dire ! Le communisme a marqué l’existence de toute sa famille, entre un frère fervent militant puis espion et une sœur qui œuvra à la naissance du Kommunistische Partei Österreichs (KPÖ). Son arrivée à Berlin, véritable capitale de la modernité depuis l’après-guerre et jusqu’à l’avènement du national-socialisme, et sa fréquentation d’intellectuels héritiers du mouvement spartakiste, enfin sa collaboration étroite avec Bertolt Brecht, affermiront son inscription dans un genre nouveau qui tourne le dos à un art conçu pour les élites sociales. Cumulant un tel engagement politique à son origine juive, l’artiste, comme grand nombre de sa génération, dut fuir l’Allemagne en 1933. Il retrouve l’Autriche puis part pour la France, l’Espagne, le Danemark, etc., s’installant à New York en 38.

La soirée suit pas à pas cette chronologie. Elle commence par deux pages extraites de la musique de scène conçue en 1936 pour la pièce de Brecht, Die Rundköpfe und die Spitzköpfe (Têtes rondes et têtes pointues). D’emblée, Holger Falk alterne les caractères, avec une expressivité irrésistible favorisée par une souplesse vocale confondante. Das Lied vom SA-Mann, première des quatre Ballades Op.41, date de 1931. Son piano lapidaire, sans emphase ni couleur, laisse tout l’espace au texte, sans démonstration vocale, mais avec une impressionnante maîtrise de ce style si particulier. Le baryton conclut sur un souffle d’une douceur inouïe. Quittons momentanément Brecht pour un titre avec l’âpre Stempellied (1929), appelé aussi Chanson des chômeurs, où une gouaille nouvelle et rageuse prend la scène, reflet de la crise économique. Le bref Lied der Mariken, tiré de Kamrad Kasper de Brecht (1932), décline un ton triste, constat résigné du malheur conjugal lorsqu’on n’a pas le sou. Après la persifleuse Schlussballade, plus mordante et théâtrale, où Holger Falk n’hésite pas à travestir son organe, le très mélancolique O Fallada, da du hangest (1932) achève la première section du récital (de 1929 à 1937) dans une conduite sensible de l’émotion, des voix mixtes indicibles, un art avisé de la nuance.

Retour aux jeunes années, pour le second épisode du programme, explorant la production de 1917 à 1928. À la marche revêche, farouche même, Der Tod (1918), sur un poème de Bartholomäus Mickula, pseudonyme du frère du compositeur, succèdent les brefs Sechs Lieder für Gesang und Klavier Op.2 de 1922, sur des textes de Claudius, Bethge et Klabund [lire notre chronique du Rêve du Général Moreau], nettement influencés par les leçons prises auprès d’Arnold Schönberg. L’écriture est dodécaphonique, le ton proche de celui de Pierrot lunaire (1912). Avouons un faible pour Der Mond avec la douceur coulée du piano et son Sprechgesang flottant. En 1925, Eisler s’est penché sur des coupures de journaux à partir desquelles il composa les huit numéros de ses Zeitungsausschnitte Op.11. Tout en entretenant quelques vestiges de sa période schönbergienne, il renoue avec la sensualité des songs. Trois exemples nous sont offerts, d’ambiances très diverses.

Après l’entracte, deux nouvelles périodes sont approchées. Tout d’abord, la période étatsunienne, de 1938 à 1947. Après New York, Hanns Eisler s’installe en 1942 à Los Angeles. Là vivent aussi Schönberg et Kurt Weill, entre autres. Entre mai 1942 et septembre 43, il y compose Hollywood Liederbuch, trente-deux Lieder répartis en plusieurs recueils [lire notre critique du CD]. Les Fünf Elegien retrouvent le cabaret – ces musiciens allemands qui flirtaient avec le jazz furent contraints de s’exiler au pays du jazz, précisément. Ces pages courtes se terminent dans la rêverie de collines aurifères improbables – In den Hügeln wird Gold gefunden. Cette section trouve sa fin dans les Hölderlin Fragmente issus du même corpus américain. Le souvenir de Schönberg est présent, dans une production introspective qui trouve en Holger Falk et Steffen Schleiermacher les interprètes idéaux. Le lyrisme délicat de Erinnerung est pure merveille.

Composer sur Hölderlin, dans une inspiration quasiment pure de toute influence politique, c’était trop beau… Le maccarthysme aura raison de cette deuxième vie d’Eisler. En pleine chasse aux sorcières, sa propre sœur le dénonce comme dangereux communiste – l’histoire est raconté par Hans Magnus Enzensberger dans le passionnant (et très documenté) Hammerstein ou L'Intransigeance (Hammerstein oder der Eigensinn, 2008). La guerre n’en finira donc jamais ? Le compositeur est chassé des États-Unis. Il fait une halte à Londres, puis à Prague et retrouve Berlin, plus précisément Berlin-Est. Dernier épisode : 1948-1962. Le mode bouffon et polémique est de retour avec Der Priem (1959) écrit sur un texte de Kurt Tucholsky (1890-1935). Deutschland est un hymne recueilli sur un poème de Johannes Robert Becher, d’une grande simplicité musicale, dans lequel Holger Falk fait montre, une nouvelle fois, d’une subtile suavité. Le Kinderhymne de Brecht (Anmut sparet nicht noch Mühe, 1950) est de même mouture. Passées les quatre prestes ritournelles de Der Krücken (1958), l’incroyable voix de tête entame le médiatif Und endlich stirbt die Sehnsucht doch (Et pour finir meurt le désir) – un bijou, trois fois rien au clavier, en apesanteur. Les ultimes pages du récital sont crépusculaires, comme Im Blumengarten (1955) avec sa partie de piano qui boîte dans un méandre énigmatique, l’intime Und ich werde nicht mehr sehen (publié en 1957 mais composé en 1941), ou encore la déchirante prière Bleib gesund mir, Krakau.

En bis, Holger Falk et Steffen Schleiermacher donnent Auferstanden aus Ruinen, l’hymne de la RDA qu’Eisler écrivit en 1949. Peut-être était-ce maladroit ? Le plateau se transforme dès après en centre d’un débat à propos des deux Allemagne, un spectateur ayant alpagué les artistes. Ces Lieder de la dernière période, bien antérieurs à la chute du mur (Eisler décède en 1962), n’ont rien à voir avec une quelconque propagande idéologique. Faut-il rappeler la facilité de décrier après-coup l’utopie et ceux qui y ont cru, au détriment d’eux-mêmes, bien souvent ? L’Histoire, qui a marqué des milliers de gens, eut des conséquences dans le domaine des arts, comme tout régime politique, quel qu’il soit, agit sur la créativité. Cette soirée n’est pas une apologie du socialisme alla DDR : elle s’est employée à raconter Hanns Eisler, compositeur indissociable des tourmentes du XXe siècle de ce côté-ci du Rhin.

BB