Chroniques

par jorge pacheco

hommage à Emmanuel Nunes
solistes de l’Ensemble Intercontemporain

Ircam, Paris
- 26 mars 2013
hommage à Emmanuel Nunes
© joão girão | global imagens

Emmanuel Nunes (né à Lisbonne en 1941 et décédé à Paris en septembre dernier, à l'âge de soixante-et-onze ans) faisait sans doute partie d'une lignée de créateurs malheureusement en voie de disparition, celle du compositeur-érudit dont l'œuvre s'enrichit d'une culture transversale puisant en diverses sources, qu'elles soient musicales, littéraires ou philosophiques. Après avoir étudié la composition ainsi que la philologie et la philosophie à Lisbonne, puis suivi l'enseignement d’Henri Pousseur et de Karlheinz Stockhausen à Cologne, Nunes rédige une thèse de doctorat sur l'œuvre de Webern, en même temps qu'il mène des réflexions qui le conduiront à concevoir un langage musical personnel, d'une rigueur rare de nos jours. Toujours très sévère avec lui-même, il retire nombre de ses œuvres de jeunesse de son catalogue, bien avant les années quatre-vingt où, une fois sa personnalité affirmée, son nom commence à se faire connaître des milieux d'avant-garde et ses pièces sont de plus en plus jouées.

Ce soir, l'Ircam et l'Ensemble Intercontemporain s'unissent pour rendre hommage à ce compositeur hors pair avec un concert regroupant des pièces pour instrument seul ou petit ensemble, précédé d'une conférence très bien menée par le musicologue Laurent Feneyrou, où ex-collègues et anciens étudiants au Conservatoire de Paris évoquent la figure et les paroles du maître. Des propos forts intéressants tenus ce soir, retenons les paroles de Pierre Strauch, violoncelliste de l'ensemble, qui évoquent la rigueur d'exécution qu’exigeait Nunes de ses interprètes, ainsi que celles de Jérôme Combier qui témoigne avec honnêteté de la difficulté que put signifier pour un jeune compositeur en formation de se confronter à une telle personnalité.

Le concert s'ouvre avec Rubato, registres et résonances, pièce de 1991 pour flûte, clarinette et violon, qui impressionne par la rigueur de sa conception formelle aussi bien que par la clarté de sa texture polyphonique. La substance harmonique est tirée de l'Invention en fa mineur de Bach, ce qui lui donne une couleur homogène et assure la cohérence des hauteurs. Bien que certains traits mélodiques restent familiers pour celui qui connaît la pièce d'origine, celle de Nunes n'est nullement une simple relecture de tendance « néo-tonale » mais plutôt une extension des paramètres à partir de considérations d'ordres rythmique et timbrique, comme le titre l'indique.

Après Einspielung II (1980) pour violoncelle seul, page vertigineuse qui fait défiler force motifs dans un flux enragé, et Aura (1989) pour flûte seule, d'une grande virtuosité d'écriture et de technique instrumentale, brillamment interprétée par Emmanuelle Ophèle, notre attention est entièrement captée par Versus I, pour violon et clarinette. Cet opus peut témoigner à lui seul du raffinement prodigieux de l'écriture de Nunes : d'un geste infime de la clarinette, d'un presque rien de violon, le compositeur est capable de faire un trait d'une poésie et d'une expressivité infinies. Le tissu polyphonique est d'une clarté remarquable (les harmoniques suspendus du violon, miraculeusement repris par la clarinette dans son registre extrême aigu, nous coupent le souffle), renouvelant constamment l'écoute et faisant de cette pièce, d'une durée de plus de vingt minutes, une page hypnotisante. Minutieuse jusque dans les moindres détails, l'interprétation de Jérôme Comte (clarinette) et Diego Tosi (violon) est sans aucun doute à la hauteur de l'exigence de la partition.

Einspielung I ferme le concert, dans sa version pour violon et électronique en temps réel – la partie électronique n'est pas obligatoire –, que Nunes a conçu avec l'aide de José Miguel Fernández (réalisateur d'informatique musicale de l'Ircam). Le créateur étonne par sa capacité à rendre cohérent le décalage entre les deux univers sonores constitués par l'acoustique et l'électronique, but toujours recherché mais rarement atteint dans l'univers de la musique dite « mixte ». Le traitement en temps réel est source constante de transformations et de résonances qui dialoguent merveilleusement avec une partie instrumentale ne renonçant jamais à son caractère mélodique.

Il appartient de souligner, même si c'est déjà une habitude (une bonne habitude), que la prestation des solistes de l'EIC est remarquable, engagée et joyeuse, comme c’est souvent le cas lorsque ces musiciens d’exception se présentent sur scène en petit ensemble ou en tant que solistes – on serait presque tenté de dire que c'est ce qui leur manque parfois quand ils se placent sous la direction d'un chef. Ce beau concert est accompagné d'une brochure de programme contenant des commentaires du plus grand intérêt sur chaque œuvre, élaborés dans sa majorité par le compositeur lui-même, ainsi que la transcription d'un précieux entretien de Nunes qui éclaire sur ses positions esthétiques et ses idées. Espérons que cette soirée soit le point de départ d'un retour au premier plan de la musique de ce grand créateur, somme toute assez peu jouée en France.

JP