Chroniques

par bertrand bolognesi

Hommage à Kaija Saariaho
Ensemble intercontemporain, Orchestre de Paris, Ircam

Aliisa Neige Barrière, Anssi Karttunen et Esa-Pekka Salonen
Philharmonie, Paris
- 15 février 2024
Très bel hommage de l'EIC et de l'OP à Kaija Saariaho à la Philharmonie de Paris
© quentin chevrier

Au printemps dernier, le monde musical se trouvait choqué par la triste nouvelle de la disparition de Kaija Saariaho. Au terme d’une longue maladie, la compositrice finlandaise, née à Helsinki le 14 octobre 1952 et installée à Paris depuis plusieurs décennies, s’est éteinte le 2 juin 2023. Ce soir, l’Orchestre de Paris (OP), l’Ensemble intercontemporain (EIC), l’Ircam et la Philharmonie de Paris lui rendent un bel hommage à travers ce concert que dirige en partie son ami et complice Esa-Pekka Salonen, qui a tant joué sa musique. Deux pages déjà anciennes de Saariaho sont données en première partie de soirée, Notes on Light pour violoncelle et orchestre (2007) et Aile du songe pour flûte et orchestre (2001) dans sa version pour effectif chambriste de 2021 (créée par Kaisa Kortelainen et Aliisa Neige Barrière à la tête d’Avanti!, le 15 octobre 2022), ici donnée en première française.

À la tête des solistes de l’EIC et de quelques artistes de l’OP, Alissa Neige Barrière (née en 1995), la fille de Kaija Saariaho et du compositeur français Jean-Baptiste Barrière, mène une lecture extrêmement raffinée du concerto Aile du songe qui emprunte son titre à la poésie de Saint-John Perse (Oiseaux, 1962), fort présent par ailleurs dans l’œuvre de la musicienne [lire notre chronique du 10 avril 2011]. La flûtiste Sophie Cherrier en magnifie la partie soliste qui prend un jour proprement lyrique, par-delà son subtil climat de mystère. La précision du rendu des timbres fascine, emportant au plus loin d’écoute au fil des trois sections d’Aérienne (Prélude, Jardin des oiseaux et D’autres rives), le premier mouvement de l’œuvre. Le volètement singulier d’Oiseau dansant ouvre le second, Terrestre, dans une tonicité qui contraste fermement avec le chapitre précédent. Une respiration s’impose d’emblée dont la souplesse doit autant à la passionnante fiabilité des instrumentistes qu’à l’inflexion de la jeune cheffe. Après une péroraison flûtistique en solo, d’autant de poids que le tutti ne comprend aucun autre instrument à vent – exclusivement cordes (dont une harpe), percussions (avec timbales) et célesta –, un précipité rythmique fait seuil bref au satellite infime de notre orbite planétaire, ultime épisode qui renoue avec les secrets liminaires, concluant en une tendresse inouïe.

Composé en 2006 pour le Boston Symphony Orchestra en vue de son cent vingt-cinquième anniversaire, Notes on Light vit le jour le 22 février 2007, in loco ; Jukka-Pekka Saraste, autre grand complice de Kaija Saariaho, était au pupitre de la formation étasunienne, quand le violoncelliste Anssi Karttunen, à qui la partition est dédiée, œuvrait en soliste. Nous retrouvons aujourd’hui le grand soliste finlandais, ami de toujours de la compositrice [lire nos chroniques du 15 mai 2005, du 29 septembre 2005, du 23 juillet 2010, du 10 avril 2011, des 16 et 18 avril 2013, ainsi que du CD Trios], dans cette page de près d’une demi-heure articulée en cinq parties. Lui revient d’inaugurer Translucent dans une sonorité âpre et farouche que rehausse des inserts orchestraux de cette rare transparence dont Saariaho avait le génie. Après d’insistants échanges incandescents – On fire –, une séquence suspendue dans les airs prolonge des premiers pas l’intranquillité calme, pour ainsi dire – Awakening. L’autorité de Karttunen domine Eclipse, somptueusement relayée par un orchestre tout de moires savantes dont Salonen met en valeur le tissu délicat. Heart of light conclut le voyage, ouvrant, en quelque sorte, une porte sur le désert.

Avec Aallottaret Op.73, poème symphonique conçu par Jean Sibelius en 1913 et 1914 et auquel le compositeur lui-même avait donné naissance à Norfolk sept semaines avant le début de la Grande Guerre, Esa-Pekka Salonen signe, entre ces deux concerti de Kaija Saariaho, une interprétation infiniment soignée et fort inspirée, à l’instar de l’intégrale des symphonie du maître d’Ainola qu’il réalisait à la salle Pleyel, seize ans auparavant, au pupitre du Los Angeles Philharmonic [lire nos chroniques des 4, 5 et 8 novembre 2007]. Vu l’effectif pléthorique que déploie la dernière œuvre inscrite au programme, le plateau a été agrandi pour l’occasion, grâce au caractère amovible de son fond. Aussi, l’acoustique, souvent malaisée, de la Philharmonie gagne-t-elle en précision et en équilibre.

Passé l’entracte, c’est à nouveau Kraft de Magnus Lindberg (1983-85), dont Salonen dirigeait à Helsinki la première le 4 septembre 1985, qui retentit dans le vaste espace tout spécialement aménagé pour l’exécution de ce soir [lire nos chroniques du 10 juin 2011 et du 22 juin 2012]. Les solistes en sont désormais le clarinettiste Jérôme Comte, le pianiste Sébastien Vichard, le violoncelliste Éric-Maria Couturier ainsi que les percussionnistes Gilles Durot et Samuel Favre. Près de quatre décennies après avoir vu le jour, Kraft n’a rien perdu de sa vigueur, et son audace laisse songeur quant aux propositions de nos jeunes compositeurs d’aujourd’hui, nettement plus grisâtres, dans l’ensemble, que le fut Lindberg a vingt-sept ans. Manuel Poletti et Julien Aléonard assurent l’intervention électronique et la diffusion sonore pour l’Ircam. À noter que l’hommage à Saariaho – elle nous accordait un entretien en 2011 [lire notre dossier autour de la création de Circle Map] –, proposé par l’Institut finlandais de Paris (au numéro 60 de la rue des Écoles, dans le cinquième arrondissement), commencé hier par la projection du film de Serge Steyer, Kaija Saariaho ou l’amour de loin, se poursuit jeudi prochain (22, à 19h) avec le documentaire de Riitta Rask, Les Échos de l’univers, et s’achèvera par The Helsinki Organ Story de Riitta Rask également, le jeudi suivant.

BB