Recherche
Chroniques
Hommage à Márta Kurtág
András Kemenes, Gábor Csalog, Mitsuko Ushida, Heinz Holliger
Une quinzaine de jours après son quatre-vingt-douzième anniversaire, Márta Kurtág s’est éteinte le 17 octobre 2019 à Budapest, la capitale hongroise où, en 1946, après avoir quitté Esztergom, sa ville natale, pour venir à l’Académie Liszt approfondir son art, elle avait rencontré György Kurtág, épousé l’année suivante, l’ami de toute une vie en musique [lire nos chroniques du 20 août 2006, du 2 novembre 2010 et du 22 septembre 2012]. L’hommage que lui rendent ce soir ses amis pianistes Gábor Csalog, András Kemenes et Mitsuko Ushida, avec Heinz Holliger qui ne dédaigne pas de délaisser momentanément son hautbois pour le clavier, salue dans l’émotion et la grâce une musicienne hors pair qui a profondément marqué ses élèves et ses partenaires artistiques.
Sur toute l’ouverture de scène de l’auditorium du Budapest Music Center est projetée une photographie de Márta Kurtág au piano, œil vif et sourire doux. La pianiste japonaise Mitsuko Uchida s’installe [lire nos chroniques du 18 mars 2008, du 10 décembre 2010 et du 26 février 2013, ainsi que notre critique du CD Schumann]. Elle donne la Sonate en si bémol majeur D.960 que Schubert terminait à l’automne 1828, quelques semaines avant de quitter l’ici-bas. Elle ouvre le Molto moderato, dans un legato subtil auquel elle ne renoncera pas lors du second épisode du mouvement, ni même dans son développement plus robuste où les traits indiqués piqués s’inscrivent dans le halo d’une respiration singulièrement embuée. Cette tendresse inouïe est déposée là, comme un présent. L’Andante sostenuto survient dès lors dans un recueillement simple, infléchi par un impact de violoncelle qui se meut en basson. Le Lied, paradoxalement presque frais, est généreusement porté, dans une pureté brûlante. La reprise finale, majeure, s’étire dans une exquise panne, pour ainsi dire. Bien que résolument Allegro vivace, sans l’ombre d’un doute, le Scherzo cultive un calme surprenant ; l’accentuation à peine appuyée de son Trio interroge une introspection qui demeure secrète, avant la reprise, pudiquement anodine. L’appel, clairement beethovénien, du Rondo, n’abandonne pas l’onctuosité générale. Il confirme une interprétation intimement pensée, dédiée – une offrande. Tandis que l’assemblée applaudit, la pianiste, émue, tourne son regard vers le visage de Márta, photographié derrière une fenêtre…
Après l’entracte, le programme se concentre, pour l’essentiel, sur la musique de Kurtág, avec deux pianistes qui furent autrefois ses élèves, ici au service des fameux Játékok [lire notre critique du CD]. Dans une sonorité dont la clarté et l’impact surprennent, après la brume romantique, András Kemenes joue Prelúdium és valcer C-ben, puis le bondissant Tenyeres György. Gábor Csalog le rejoint pour Dühös korál qui empruntent eux-aussi à ses fameux recueils : à quatre mains [lire notre critique de leur CD], sur un piano idéalement réglé, ils font délicatement retentir, mains savamment enchevêtrées parfois, Johann Sebastian Bach vu par Kurtág, à travers le preste et fluide Allein Gott in der Höh’ sei Ehr BWV 711 puis le méditatif Das alte Jahr vergangen ist BWV 614. Kemenes reprend seul le clavier d’où sourd le carillon voilé d’Hommage à Farkas Ferenc dont on remarque l’impédance moelleuse, inédite. À deux, ils livrent le plus cinglant Harangok (Hommage à Stravinsky) – cloches, en langue hongroise, du genre volée, cette fois – parfaitement maintenue dans une même nuance en écho de plus en plus lointain. À l’occasion de l’exécution, hier soir, des Kafka-Fragmente Op.24 [lire notre chronique de la veille], nous rappelions le goût du compositeur pour les hommages, aux amis vivants comme aux absents. La respiration dolente d’In memoriam Sebők György est ici remarquablement menée, Csalog enchaînant ensuite les volubiles et piquantes fanfares du Déluge, Vízözön – Szirénák (Waiting for Noah), puis le tendre Hommage a Berényi 70, dans une résonnance infinie, qu’on imagine aisément au cymbalum.
En 1849, Robert Schumann signait Drei Romanzen Op.94, indiquées « pour hautbois (ou clarinette ou violon) et piano ». Ce fort beau concert, dont la recette servira à édifier une pierre tombale à Márta Kurtág, se poursuit avec ces pages romantiques sous les doigts d’Heinz Holliger et de Mitsuko Uchida. Au-dessus d’eux, la photo a changé : elle montre Márta en pull rouge, à l’âge mûr, le regard émerveillé. Au lyrisme délicat de Nicht schnell succède la pastorale élégiaque, Einfach, innig, puis la troisième et dernière romance, sombre à souhait. À quatre-vingt-un ans, le soliste n’a certes plus la facilité de moyens d’autrefois, mais, toutefois loin de l’indigence, son hommage n’en est que plus touchant.
La surprise est grande lorsque, sans annonce préalable, l’écran dévoile soudain György Kurtág en personne, filmé ici-même dans l’Andante de la Sonate en fa majeur K.533 de Wolfgang Amadeus Mozart (1788) avec une amabilité affectueuse, dévouée comme une caresse. À quatre-vingt-quatorze ans –tout juste, puisque c’est aujourd’hui son anniversaire –, le maître donne cette formidable leçon de musicalité. Filmé dans un studio du BMC, nous le suivons devant un piano droit dont le timbre fragile, d’un désuet adorable, accueille humblement la Sinfonia en sol mineur BWV 797 de Bach (1723) – douce beauté. En janvier 2014, Kurtág écrivit …ein Brief aus der Ferne an Ursula… pour hautbois, joué maintenant par Heinz Holliger qui en souligne la réminiscence à Trsitan (Wagner). En février 2019, le compositeur Holliger [lire nos chroniques de Scardanelli-Zyklus, (T)air(e), Quatre Lieder a cappella en dix versions, Trema, Cardiophonie, Elis et Drei Nachtsücke] livrait à son tour BMC für Márta und Gyuri qu’il offre aujourd’hui au cor anglais, tandis que le sourire de Márta, âgée, se dessine sur l’écran. Au piano, il joue le lent et résonnant Márta, conçu au lendemain du départ de la musicienne. Il termine ce concert fort émouvant avec Für Heinz 80 – mit treuer Freundschaft de György Kurtág qu’il a créé à Lucerne le 7 septembre dernier.
BB