Recherche
Chroniques
hommage à Pierre Boulez
Bartók par le Chicago Symphony Orchestra
Parce qu'on n'a pas tous les jours quatre-vingt ans, la Staatsoper de Berlin consacre cette année son festival à Pierre Boulez, invitant le Chicago Symphony Orchestra et l'Ensemble Intercontemporain à une célébration fastueuse à laquelle participent les formations maison : le Staatsopernchor et la Staatskapelle. Ainsi, Daniel Barenboim, directeur musical sous les tilleuls, dirigeait-il hier la soirée d'ouverture de ces quatre journées, rendant hommage à la musique française avec Ma mère l'Oye, la seconde suite de Daphnis et Chloé et la Rhapsodie espagnole de Ravel, dont il rendit une interprétation brillante et chatoyante, et au compositeur fêté en jouant Originel, la troisième partie de l'inachevée ...explosante fixe..., avec la complicité de Mathieu Dufour à la flûte. En trois soirs, la formation américaine donnera les concerti pour piano et orchestre de Béla Bartók, avec le concours de solistes différents. Ainsi Lang Lang offrait-il jeudi une version assez fantasque du n°2, tandis que Barenboim lui-même, quittant le pupitre, s'engage aujourd'hui dans le Premier, sous la direction de Boulez en personne (Mitsuko Uchida donnant le III demain).
Disons-le d'emblée : ce n'est sans doute pas ce que l'on retiendra de ces concerts, le pianiste se risquant à un exercice extrême qui requiert autant d'exactitude que d'énergie. Si l'Andante central affirme une lecture infiniment nuancée et exquisément précieuse, les premier et troisième mouvements ne bénéficient pas de la santé nécessaire. Le Chicago Symphony Orchestra, qui enregistra presque toute la musique de Bartók sous la battue boulézienne (Deutsche Grammophon), livre une interprétation relativement sage où se laisse admirer l'excellence de ses cuivres (III) et de son clarinettiste solo (II).
Pour ouvrir le concert, Boulez dirige les Pièces Op.12 Sz51, réécrites par Bartók pour grand effectif en 1921 à partir de la partition pour piano de 1912. Si le chef français joue volontiers l'œuvre du musicien de la colline aux roses, ces quatre pages demeurent assez rares dans ses programmes. Dès les premières mesures du Preludio initial, il absorbe l'attention du public dans le climat mystérieux qu'il construit, proche de celui du Château de Barbe-Bleue composé dix ans plus tôt. S'imposent ensuite le roboratif Scherzo, quasiment constructiviste, dans une lecture musclée magnifiquement servie par les cuivres, une nouvelle fois, puis le pudique Intermezzo, les cordes américaines (un peu droites) ne faisant certes pas mentir Zoltán Kodály lorsqu'il disait du style de son ami qu'il « ...dispose de toutes les nuances de la vie, du frisson tragique jusqu'au simple jeu ; il ne lui manque que le sentimentalisme, la mollesse caressante, tout ce qui berce... ». Enfin, nous entendons une Marcià funebre des plus équilibrées – ce qui n'est pas si simple, compte tenu du large déploiement instrumental que convoque cet opus -, d'une sereine gravité.
Après l'exécution du Concerto n°1 Sz83 et tandis que la salle continue d'applaudir en rappelant ses principaux acteurs, Barenboim esquisse soudain la respiration nécessaire à mettre en branle le bref Greeting Prelude que Stravinsky dédiait à un autre célèbre Pierre pour ses quatre-vingt. Le public se lève. Pierre Boulez en paraît tout à coup intimidé – lui qui toujours est sur scène à faire quelque chose et qui s'y trouve alors en auditeur regardé. Après trois ou quatre dizaines de secondes de cette hymne sympathique, c'est l'ovation !
Suivra une interprétation exemplaire du Concerto pour orchestre du même Bartók, qui met en valeur les qualités de l'instrument. A-t-on jamais entendu les pizz' du second mouvement joués avec une telle précision ? Alors que Boulez donna souvent cette œuvre ces dernières années, avec différentes formations, c'est sans conteste ce soir qu'il bénéficie d'un orchestre au caractère idéal, avec des bois qui excellent, des percussions remarquables et d'incomparables contrebasses. Après un Intermezzo du plus haut raffinement et un Finale effervescent, le Chicago Symphony Orchestra et Pierre Boulez sont salués par une standing ovation. Lorsqu’après plusieurs saluts, le chef fait le petit signe qu'on lui connaît bien pour inviter le premier violon – qui résiste mais finit tout de même par se soumettre à l'autorité – à entraîner tous les musiciens vers la retraite, les applaudissements ne cessent pas pour autant. De fait, scène vide et salle pleine, Boulez est obligé de revenir saluer seul... parce qu'on n'a pas tous les jours quatre-vingt ans !
BB