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Chroniques
Hugues Dufourt | Ur-Geraüsch (création française)
Guy Braunstein, István Várdai et Sunwook Kim
Aux commandes de l'Orchestre national du Capitole depuis plus de dix ans, Tugan Sokhiev ne manque pas de se montrer attentif à la création contemporaine. Le deuxième concert qu'il dirige cette saison ne le démentira pas, avec la création française d’Ur-Geraüsh d’Hugues Dufourt, dont la première eut lieu à la Beethovenfest de Bonn (par Marek Janowski à la tête du WDR Sinfonieorchester, ce 23 septembre). Figure du courant spectral [lire nos chroniques du 6 mars 2015, du 9 février 2007 et du 25 septembre 2004], le compositeur français se révèle fidèle au rendez-vous du son dans cette vaste partition d'une demi-heure. Procédant essentiellement par aplats harmoniques denses dont elle explore avec insistance les textures, celle-ci invite à un voyage acoustique non dénué d'imaginaire cosmique. Les premières mesures en témoignent, soutenues par des percussions sourdes et mystérieuses qui structurent la pâte orchestrale et reviendront ponctuer l'issue d'un parcours que l'intellect peut déployer comme une arche. Cette identité tellurique trouve un relais attentif dans le geste du directeur musical de la phalange toulousaine, lequel met en valeur l'épaisse picturalité de l'œuvre, sans céder à la tentation du maelström.
Après cette expérience où le public se montre réceptif à une belle maîtrise d'écriture, la première partie de la soirée, décidément roborative, met à l'affiche le Triple concerto en ut majeur Op.56 de Ludwig van Beethoven. Le trio de solistes ne démérite point : le violoncelle moelleux d’István Várdai assume le murmure initial de l'Allegro qui sera développé jusque dans le Rondo alla polacca, joué attaca à la suite du Largo, où le violon de Guy Braunstein [lire notre chronique du 22 janvier 2011] déploie un lyrisme à juste mesure, tandis que Sunwook Kim, talent désormais établi [lire nos chroniques du 27 janvier 2011, du 9 et du 10 octobre 2015], affirme un piano sans affectation à partir duquel il invite ses deux partenaires à un bis tiré d'un Trio de Mendelssohn non dénué de sentiment. Quant à la réponse concertante de l'orchestre, le chef russe s'avère sensible à la mobilité thématique au fil des pupitres, sans sacrifier la généreuse consistance de l'ensemble où le brillant ne divorce jamais de la matière musicale.
Une telle approche se vérifie encore plus expressément après l'entracte, dans la Symphonie en mi mineur Op.98 n°4 de Johannes Brahms. Dès l'Allegro non troppo augural, le galbe orchestral est innervé par cette dynamique de la texture dont on apprécie une évidente plasticité, laquelle n'hésite pas à recourir au rubato. Travaillant le contrepoint comme une glaise, les couleurs instrumentales, qui ne sont pas oubliées, l'illuminent tel un bronze en semi-fusion. Si elles ne sont pas mises en valeur selon les canons d'une certaine tradition française de la clarté, les strates du discours ne sont pas ignorées pour autant, ce qu'illustre l'Andante moderato : le tapis de pizzicati se suspend pour isoler un large choral des vents, tandis que la fin du mouvement se glisse dans une mélancolie frémissante au détour d'ultimes modulations. L'Allegro giocoso respire une vitalité robuste avant une passacaille finale non économe de sa puissance. Si l'on voulait résumer le romantisme brahmsien selon Tugan Sokhiev, on le trouverait dans cette énergie du son modelant la forme, renouvelant l'architecture germanique par une organicité instinctive (où d'aucuns entendent une main russe) qui constitue un avatar exemplaire en ce quatrième opus symphonique. Les mélomanes parisiens le vérifieront le lendemain à la Philharmonie où l'Orchestre national du Capitole inaugure la manifestation Orchestres en fête.
GC