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Chroniques
Il mondo alla roversa ossia Le donne che comandano
Le monde à la renverse ou Les femmes commandent
Créé en 1750 au Teatro San Cassiano de Venise, Il mondo alla roversa de Baldassare Galuppi, sur un livret de Carlo Goldoni, est une vraie rareté, et il faut d’abord remercier Opéra Grand Avignon de son audace à monter ce spectacle, en coproduction avec Akadêmia et l’Opéra de Reims. Il s’agit d’ailleurs, a priori, de la première française, l’ouvrage ayant toutefois été repris à notre époque pas trop loin de l’Hexagone, comme en témoigne l’enregistrement réalisé il y a vingt ans à Lugano, en Suisse italienne : Diego Fasolis dirigeait son ensemble I Barocchisti et l’on pouvait relever dans la distribution le nom du ténor Davide Livermore… qui a fait une belle carrière de metteur en scène depuis [lire nos chroniques de La Cenerentola, Signor Goldoni, Norma, I vespri siciliani et Adriana Lecouvreur] !
Ce soir, l’opéra est mis en scène par les soins de Vincent Tavernier qui n’a visiblement pu disposer que d’un budget très réduit. Ainsi la scénographie de Claire Niquet se concentre-t-elle sur un grand lit à gauche et un petit praticable en bois au centre. Pendant l’Ouverture, un couple se couche, le monsieur plutôt irascible et la dame plongeant dans ses rêves. À la fin de la représentation, d’une durée de plus de trois heures de musique malgré des coupures de trente minutes environ dans la partition, on retrouve le couple qui s’allonge, comme si toute l’intrigue s’était déroulée en songe.
L’histoire est originale : ce sont les femmes qui dirigent dans ce monde à l’envers, mais trois fortes personnalités sont sujettes à jalousie, ambition et luttes de pouvoir… un comportement finalement tout masculin ! Il faut avouer que la première heure de la soirée est un petit tunnel où l’ennui guette, chaque personnage apparaissant tour à tour pour exécuter une sorte d’air de présentation, sans grand ressort ni comique ni dramatique. L’intérêt décolle en fin de premier acte, pendant un trio – le premier morceau qui n’est pas un numéro pour soliste seul – lorsque le séducteur Giacinto courtise en même temps Aurora et Cintia, proposant de se couper en deux pour satisfaire chacune : « Mie belle, se volete, io mi dividero ». Puis la force de la pièce se maintient jusqu’à la fin, comme dans la scène qui suit immédiatement, à l’occasion d’un vote pour déterminer qui, de Tulia, Aurora ou Cintia, dirigera le monde, après que l’une émit l’idée d’une monarchie. Aucune ne recueillant le moindre vote, le chœur chante à nouveau « Libertà, libertà, cara libertà ». Au dernier acte, un petit théâtre de Guignol est monté sur le praticable. Les situations deviennent cocasses quand Cintia demande à Giacinto, comme condition de leur union, de tuer cent femmes. Celui-ci accepte mais craque à la première rencontrée, Aurora… « Qui peut résister à la beauté des femmes » ! Cela se termine par un quatuor accompagné d’une gestique saccadée, comme des mouvements de marionnettes.
Vocalement, les difficultés sont nombreuses et la jeune distribution réunie les relève, à quelques exceptions près. Marie Perbost a la lourde tâche d’interpréter le premier air de Tulia, très long (une douzaine de minutes) et périlleux pour ce qui concerne l’agilité et quelques intervalles vertigineux. Le soprano s’en sort avec les honneurs, bien sonore et franc, d’un abattage certain, sans doute un peu moins volumineux dans l’extrême grave mais variant agréablement dans les reprises des nombreux couplets successifs. Dagmar Šašková (Aurora) possède une puissance plus limitée, discrète aussi dans le bas-médium du registre, mais le grain de voix est joli [lire nos chroniques du 24 janvier 2010, du 7 octobre 2012 et du 1er octobre 2016]. Alice Habellion (Cintia) fait entendre un vrai timbre de contralto, mais d’une couleur opaque et d’un volume insuffisant (on ne l’entend clairement que dans les récitatifs et sur certains aigus projetés plus vigoureusement). Armelle Marq, qui défend le rôle travesti de Rinaldino, paraît disposer d’un timbre d’une plus grande séduction, liée à une virtuosité suffisante, la réserve portant sur les notes les plus aiguës, moins sereines, d’une ampleur rétrécie et de couleur acide [lire notre chronique du 13 avril 2016].
Côté masculin, c’est le rôle le plus sollicité qui domine, celui de Giacinto, habillé en Arlequin et tenu par David Witczak, voix de baryton bien timbrée et d’une certaine épaisseur. Olivier Bergeron se montre moins convaincant en Graziosino, dans ses charmants habits de Pierrot : embarrassé par un vibratello dans ses récitatifs, le chanteur est doté d’une voix modeste qui part un peu à l’aventure lorsqu’il pousse la note. Le ténor João Pedro Coelho Cabral complète correctement dans le rôle, plus secondaire, de Ferramonte.
Le meilleur est pour la fin, c’est-à-dire la musique que joue l’orchestre Akadêmia, dirigé par Françoise Lasserre. On apprécie la précision et l’attention constantes des instrumentistes, l’ensemble très coordonné des cordes, l’accompagnement des récitatifs par le clavecin de Laurent Stewart. La formation produit un son baroque équilibré et de belle qualité, projeté favorablement par l’acoustique de la salle. Il est à noter que ce spectacle sera proposé à nouveau à Reims le 8 février, puis le 15 à la Cité de la Musique (Paris). Pour cette mini-tournée, le Chœur d’Opéra Grand Avignon, efficacement préparé par Aurore Marchand et chargé d’assez brèves interventions, sera du voyage.
IF