Chroniques

par bertrand bolognesi

Il prigioniero | Le prisonnier
opéra de Luigi Dallapiccola

Opéra de Nancy
- 20 février 2003
© ville de nancy

Imaginé en 1940, le soir même de la création du premier opéra de Luigi Dallapiccola – Volo di Notte d’après l’œuvre de Saint-Exupéry –, Il prigioniero est achevé en 1948. Il est d’abord créé en concert radiotélévisé en 1949, à Turin, puis sur scène au printemps 1950 à Florence, sous la baguette d’Hermann Scherchen.

Il devint la plus célèbre partition de son auteur, la plus jouée, au point de parfois masquer que Dallapiccola ne fut pas l’homme d’un seul titre et composa beaucoup de musique vocale, avec trois opéras – Volo di notte (1940), Il prigioniero (1948) et Ulisse (1968) –, de nombreux chœurs – Dalla mia terra (1928), Estate (1932), Due cori di Michelangelo Buonaroti il Giovane (1933), Tre laudi (1937), Canti di prigionia (1941), Job (1950), Canti di liberazione (1955), Tempus Destuendi (1970), etc. – et des Lieder pour voix et orchestre ou petits ensembles – Due canzoni (1927), Due liriche del Kalevala (1930), Partita (1932), Divertimento (1934), Liriche greche (1942), Rencesvals (1946), Liriche di Machado (1948), Goethe Lieder (1953), An Mathilde (1955), Cinque canti (1956), Preghiere (1962), Parole di San Paolo (1964), Sicut Umbra (1970), etc. – ; n’oublions pas, bien sûr, sa musique de chambre – Musica per tre pianoforti (1935), Ciaccona (1946), Studi (1947), Quaderno musicale di Annalibera (1952), Piccola musica notturna (1954-61), etc.) –, plusieurs partitions pour orchestre, avec ou sans soliste concertant, dont le puissant Three Questions with two answers de 1962.

Il n’était pas superflu de rappeler une telle productivité, les compétences acquises par l’écriture de ce répertoire ayant largement contribué à la réussite et au succès du Prisonnier. On reste cependant sur sa faim : si l’opéra est souvent joué, c’est surtout en Italie, avec régulièrement de nouvelles mises en scène, et dans les pays du Nord qui lui accorde un intérêt certain. Mais nous, Français, n’arborons à l’affiche qu’une première approche dans la version de la création en 1961 à Strasbourg, une entrée à l’Opéra national de Paris sept ans plus tard, et la saisissante mise en scène que Bernard Sobel réalisa talentueusement pour le Théâtre du Châtelet il y a une dizaine d’années. C’est maigre !

On comprend mal ce dédain. Quelques commentateurs en accusent l’avant-garde française qui, selon eux, n’eut que mépris pour l’œuvre de Dallapiccola. C’est oublier qu’un Pierre Boulez dirigea les Cinque canti pour baryton et ensemble au début des années soixante aux concerts du Domaine Musical, par exemple. On a parfois dit tiède le sérialisme de Dallapiccola : c’est qu’il allait simplement au-delà des tics formels, qu’il critiquait ce système tout en l’utilisant, et ne renonça jamais à un savoir-faire de madrigaliste, en admirateur érudit qu’il fut des musiciens de la Renaissance.

Aujourd’hui, l’on commence enfin à se pencher sur son œuvre. Le festival Présences (Radio France), qui consacrait son édition 1997 à Luciano Berio, fit entendre quelques pièces de Luigi Dallapiccola. Deux ans plus tard, la Cité de la Musique (Paris) donnait Volo di notte et l’Ensemble Intercontemporain, dans un cycle dédié à Luigi Nono, y jouait les Cinque canti. C’est dire si la nouvelle production d’Il prigioniero à Nancy est plus que bienvenue.

Carmelo Agnello en signe une mise en scène épurée, un brin farouche, même, mais sans austérité de pose, allant droit à l’essentiel. N’y figure aucune représentation réaliste : le Prisonnier n’y est pas contré par des barreaux visibles, mais par la supercherie de l’Inquisiteur. Il y a là quelque chose de calmement effrayant : l’oppression n’est pas appuyée, mais à la fois évidente et banale, sans démonstration de force. Son seul élément concret est l’apparition du bûcher final. Le procédé atteint directement sa cible, d’autant plus terriblement que le drame en semblait absent.

Ici, l’entrée du public ne s’effectue pas par l’habituel grand escalier mais par l’arrière, en file, deux par deux, avec déambulation guidée dans les couloirs gris où des tableaux peints par les détenus de la maison d’arrêt d’Epinal perfectionnent une mise en condition. Le spectateur passe ensuite sur la scène, un endroit où il n’est pas normal qu’il se trouve, puis par une porte dérobée vers les couloirs plus cossus de la salle qui le déposent, après l’en avoir libéré sans lui demander son avis, dans l’univers bourgeois coutumier. En acceptant un tel préambule, si grâce à lui l’on ressent l’encadrement, la collectivité forcée, l’occupation obligatoire d’un lieu incongru où l’on ne se projette jamais, où d’habitude d’autres que soi sont en danger, puis la libération par le retour, à huit heures cinq, de son moi de huit heures moins dix, on ne peut que se prendre d’affection pour le Prisonnier et vivre sa chute dans le cruel espoir factice. En elle-même, l’idée est belle, en ceci qu’elle accepte sa naïveté et le risque qu’on la refuse.

Sur le plateau, nous remarquons particulièrement le jeune baryton Christophe Gay qui chante la partie du Second Prêtre – aussi espérons-nous pouvoir l’apprécier dans un rôle plus conséquent, prêt qu’il paraît à assumer une sollicitation plus gratifiante. Le timbre est chaleureux, parfaite la diction, et la phrase toujours bien menée. Raffaella Angeletti prête avec succès la couleur assez sombre de sa voix au personnage de la mère, bien que gêne la froideur d’une émission peut-être un peu droite. Le rôle-titre est confié à Vincent Le Texier dont ce n’est pas ce soir la première fréquentation de la musique de Dallapiccola. S’il faut saluer sa présence scénique et un certain engagement, les trop nombreux soucis des attaques pianissimo déconcentrent et ramènent à la choséité du chant et, par ricochet, du spectacle.

En fosse, Bernhard Kontarsky livre une lecture précise et nuancée, parfois un brin pédagogique, qui vous prend par la main dans son architecture pour en mieux suivre leitmotiv et séries.

BB