Chroniques

par bertrand bolognesi

Il prigioniero | Le prisonnier – Das Gehege | L’enclos
opéras de Luigi Dallapiccola et de Wolfgang Rihm

Théâtre royal de La Monnaie, Bruxelles
- 19 janvier 2018
Andrea Breth met en scène Il Prigioniero de Dallapicolla à Bruxelles
© bernd uhlig

Il prigioniero (1949) fit l’objet de plusieurs couplages, ces derniers temps. Il gagne pourtant avantage à occuper seul une soirée, comme c’était le cas à Limoges ou à Nancy [lire nos chroniques du 28 janvier 2011 et du 20 février 2003], car il n’est guère facile de l’associer à quelque autre ouvrage. Les questions qui se posent dans un projet de spectacle bicéphale trouvent leur solution dans l’esthétique musicale – dans la lignée des Viennois, donc – ou la thématique élargie – la prison, la torture par l’espérance, voire l’enfermement intérieur. En coproduction avec l’Opéra de Stuttgart, Andrea Breth a trouvé bon de poursuivre la dimension oppressive de l’acte de Luigi Dallapiccola par un opus récent de même durée, Das Gehege de Wolfgang Rihm. Après le travail de sape du Grand Inquisiteur sur un rebelle flamand qu’il mène ainsi plus facilement à la mort, la metteure en scène confronte au défi lancé par une femme vraisemblablement psychotique à un aigle qu’au zoo elle libère de sa volière pour le mieux posséder, là encore jusqu’à la mort. Le crime est le dénominateur commun, prise de pouvoir abusive sur l’imagination et la vie d’une créature enchaînée.

Loin de contourner l’aspect politique d’Il prigioniero, comme l’avait fort lâchement fait Àlex Ollé à Lyon [lire notre chronique du 29 mars 2013], Andrea Breth le porte au delà de son cadre historique et géographique – les révoltes en Flandres contre l’occupant espagnol, au XVIe siècle. Avec l’aide de Martin Zehetgruber pour le décor, elle montre une cité de cages derrière lesquelles bientôt se laissent distinguer de hautes parois bétonnées et une rudimentaire échelle sans fin. La lumière savante de Markus Aubrecht révèle peu à peu cette scène qui ressemble à notre espace urbain, désignant ainsi, sans le trop appuyer, son caractère oppressif,en accord idéal avec le traitre fratello prononcé en miel pour mieux soumettre toute résistance. Complice, Nina von Mechow signe une vêture qui, évitant de s’inscrire dans un temps précis, échappe à la datation – le chemin le plus sûr pour rapprocher l’argument de notre aujourd’hui. Avant qu’apparaissent les cages, le monologue tragique de la Mère bénéficie d’un traitement quasi-beckettien : seul le visage se dessine dans l’obscurité totale, concentrant dès l’abord tout échappée compassionnelle vers elle, désormais inaccessible, sauf en rêve.

À la tête du Chœur (préparé par Martino Faggiani) et de l’Orchestre symphonique de La Monnaie, Franck Ollu, souvent applaudi dans le répertoire contemporain [lire nos chroniques des 16 février, 22 avril et 13 juillet 2014, entre autres], mène une lecture drue qui manie remarquablement bien le contraste. Au leitmotiv vigoureux et dramatique répondent des respirations presque suaves, véhicule de cette torture que la victime ne peut soupçonner. Non sans lyrisme, le chef révèle l’héritage postromantique d’une musique à situer encore dans la lignée de Berg (Wozzeck, principalement). Aux prestations irréprochables de Julian Hubbard et Guillaume Antoine en Prêtres répond la présence du comédien Michael Guevara Era, plus active encore dans la seconde partie. En Grand Inquisiteur, John Graham-Hall paraît anormalement fatigué. Le soprano espagnol Ángeles Blancas Gulín offre à la partie de la Mère un chant impératif qui bouleverse, un impact impressionnant, fort investi. On retrouve l’excellent baryton Georg Nigl qui prête au rôle-titre une couleur douce, la souplesse de l’émission et une dynamique vocale fort expressive [lire nos chroniques de Death in Venice, Eight songs for a mad king, O Mensch!, Wozzeck et de Faustus, the last night].

Après qu’à l’aide de cordes les Prêtres ont tiré le Prisonnier d’un bout à l’autre du plateau vers un lieu non-vu où il devra s’éteindre, un dispositif lumineux, étroit et intense, brûle le regard du spectateur, sur les dernières mesures de l’opéra. La distribution est intégralement de retour pour la seconde partie, Andrea Breth ayant choisi de représenter l’aigle persécuté par la Femme ; ainsi les chanteurs se font-ils tous figurants, avec une docilité admirable. L’unique personnage chantant de Das Gehege est incarné par Ángeles Blancas Gulín, plus efficace théâtralement que vocalement dans cette partition redoutable dont le chemin d’intervalles escarpés n’est certes pas de tout repos. La performance affirme toutefois une grande tenue. Dans le même décor de cages se déroule le duel inégal de l’humain et de l’animal (on en relira mieux l’essai de Corine Pelluchon*). La déambulation des aigles – hommes masqués d’une tête d’oiseau ou arborant une aile de plume, etc. – n’est pas ce que la production invente de mieux, il faut l’avouer : l’œil y perd l’essentiel du propos qu’aurait vraisemblablement tenu la concentration stricte sur la revancharde fantasmagorie érotique de la criminelle – suite semble ici donnée au Château de Barbe-Bleue, tyrannie domestique succédant à la collective du Prigioniero au Capitole de Toulouse, où l’oppresseur était masculin, avec cette histoire pareillement glauque de possession du féminin sur le masculin à travers la bête [lire notre chronique du 2 octobre 2015]. Encore la difficulté de l’ouvrage tient-elle au livret (d’après une scène de Schlußchor de Botho Strauß, 1991), lourd bavardage redondant, lui-même étouffé par le travail opulent de Rihm, nettement moins inspiré dans Das Gehehe (créé à Munich le 27 octobre 2010) que dans Jakob Lenz (1978), d’ailleurs lui aussi monté par Breth [lire notre chronique du 5 juillet 2017] – il semble donc que le compositeur allemand ait un rien remâché ses recettes…

BB

* Corine Pelluchon, Manifeste animaliste, Alma Éditeur, 2017