Chroniques

par bertrand bolognesi

Il prigioniero | Le prisonnier
Erwartung | Attente

opéras de Luigi Dallapiccola et d’Arnold Schönberg
Opéra national de Lyon
- 29 mars 2013
Erwartung (Arnold Schönberg) à l'Opéra national de Lyon
© jean-louis fernandez

Comme chaque saison, Serge Dorny propose en sa maison un festival d’opéras traversé par une thématique forte. Cette année, justice/injustice se décline en trois nouvelles productions, dont une commande à un compositeur. Après Claude de Thierry Escaich [lire notre chronique du 27 mars 2013], nous découvrons la lecture que fait Àlex Ollé du passionnant Prigioniero de Luigi Dallapiccola (création scénique à Florence, au printemps 1950).

Plutôt que de s’encombrer des sources puisées par le musicien italien chez de Coster, Hugo et Villiers de L'Isle-Adam, le metteur en scène catalan enferme l’œuvre dans la contingence souvent peu féconde de ce qu’on appelle « l’actualité ». Parce que l’impact politique de l’ouvrage ne présente vraisemblablement aucun intérêt pour lui, il se débarrasse de l’interrogation sensible sur la prison, la torture, l’espoir et surtout le pouvoir, au profit d’un drame bourgeois qu’il invente de toutes pièces. Dans une grande confusion, il use et abuse des grimaces et contorsions généralement admises au vocabulaire corporel du fou pour détourner totalement le sujet initial. Ici, le prisonnier est un jeune homme en prise avec le souvenir traumatique d’une enfance « forcée » par des prêtres déviants. Il n’a de cesse de traverser les portes du temps qui bientôt le placent face à l’enfant maltraité, puis de s’ouvrir les veines comme l’on boit un verre de lait.

Enracinée dans le livret et sa partition, toujours nous saluons l’interprétation ; mais cette fois, partition et livret sont violemment évacués, injustement niés, si l’on ose dire, et l’imagination du spectateur embastillée dans la trivialité de l’artiste. Pourquoi s’emparer du Prigioniero pour inventer autre chose, à mille lieux du sujet ? N’aurait-il pas été plus judicieux de commander à un librettiste une adaptation du scénario de La mala educación à l’usage créatif d’un compositeur d’aujourd’hui, par exemple ? Au public est imposé un contresens volontaire dont, s’agissant d’un opus encore peu joué, il ne perçoit pas même l’autoritaire scandale.

Un tout autre traitement est réservé à Erwartung, reposant principalement sur l’inventivité vidéastique. Les premières mesures retentissent sous un immense œil hétérochrome en plumage de hibou qui d’emblée invite en la forêt dramatique de Schönberg. Les images se doublent, se superposent, dessinées par une lumière énigmatique d’une profondeur de cauchemar. Dans la profusion de branches, d’herbe et de mousse, l’apparition flottante du cadavre, mélancolie de terreur partagée avec l’Ophélie de Millais (1852), est proprement saisissante, comme le climat général à l’onirisme noir où (à l’inverse de la première partie) le texte fait sens. Mais encore la scène est-elle toujours en parfaite adéquation avec la musique, violente.

Savoir s’arrêter à temps n’est pas donné à tous. Ainsi la démultiplication des images finira-t-elle par noyer le plateau d’où l’on oublie complètement qu’il abrite aussi une chanteuse – quel comble ! Nous assistons à quelque chose qui semble plus de l’ordre du ciné-concert que du théâtre lyrique, ce qui en soi n’est pas antagoniste avec une approche pertinente d’Erwartung, d’ailleurs, n’en était la restriction à une scène de crime dont une nouvelle fois l’anecdote lessive la rêverie du public.

C’est assurément le soprano Magdalena Anna Hofmann, apprécié in loco l’an dernier dans des pages d’Hindemith et de Schönberg [lire nos chroniques du 4 février et du 5 février 2012], qui « fait » la soirée, sauvée par la direction avisée de Kazushi Ōno à la tête d’un Orchestre de l’Opéra national de Lyon en net progrès : précision, lyrisme, expressivité, couleur remarquablement viennoise des cordes nous font saluer chapeau bas une fosse des grands soirs. D’un impact prégnant et d’un chant toujours avantageusement phrasé, la chanteuse donne vie à une Mère présente (Il Prigioniero) et à une amoureuse bouleversante (Erwartung). La tendresse du ténor Raymond Very est idéale de perfidie dans le rôle du Geôlier – « fratello » diabolique –, tandis que le jeune baryton estonien Lauri Vasar livre un Prisonnier puissant et ferme dont le chant, monolithique et comme fragmenté, ne rend cependant pas compte du lyrisme intrinsèque à cette écriture vocale.

BB