Chroniques

par bertrand bolognesi

Il prigioniero | Le prisonnier
A kékszakállú herceg vára | Le château de Barbe-Bleue

opéras de Luigi Dallapiccola et de Béla Bartók
Théâtre du Capitole, Toulouse
- 2 octobre 2015
Bálint Szabó, superbe Barbe-Bleue de Bartók au Capitole de Toulouse, 2015
© patrice nin

Associer deux ouvrages d’un acte pour former une soirée lyrique ne s’avère pas forcément chose facile. Aussi connaît-on des couples plus ou moins heureux, formés par une volonté de cohérence stylistique ou par la mise en regard de traitements différents d’un même thème, quand ce ne sont pas les seules contingences techniques qui prévalent sur des considérations plus créatives. Avec qui demandait-on à l’opéra de Bartók de se mettre en ménage, ces derniers temps ? Avec la musique du Hongrois, ballet (Le mandarin merveilleux à Nantes) ou répertoire chambriste (Sonate pour deux pianos et percussion à Nancy), avec le Journal d’un disparu de Janáček (Paris), avec Iolanta de Tchaïkovski (New York), entre autres. Que lui destine Warlikowski le mois prochain, au Palais Garnier : La voix humaine de Poulenc, opposant symbolisme et réalisme. Quant au Capitole ?

Ici, le fameux Château est précédé du Prigioniero, deuxième opéra de Luigi Dallapiccola, créé au Maggio fiorentino de 1950. Loin des poisseuses paillettes d’il y a deux ans [lire notre chronique du 29 mars 2013], Aurélien Bory s’attelle en honnête homme à son sujet, autrement dit La torture par l’espérance, conte « cruel » de Villiers de L’Isle-Adam que le compositeur istrien mâtina d’autres sources. Nul besoin d’en souligner la teneur politique : omniprésente, elle s’impose, et faire confiance à l’œuvre est incontestablement la plus sage manière de l’y aider. Appel est fait au plasticien Vincent Fortemps dont le travail graphique sans cesse en mouvement absorbe l’argument dans une fièvre remarquablement expressive. Après un Prologue intensément pictural, c’est à la lumière de dessiner le début de l’acte. Le recours à des cothurnes campe un Geôlier géant, artifice suffisant pour qu’il ne soit pas nécessaire de convoquer un jeu plus appuyé pour le rôle. Ensuite, une oscillation entre abstraction expressionniste et figuration suggestive signe la toile, tour à tour écran métaphorique ou « scène », plus simplement, jusqu’en cet anachronisme délicat de l’évocation de la klokke Roelandt. Tandis que le metteur en scène exacerbe plus encore le drame, Fortemps et Arno Veyrat (aux lumières) sculptent les souterrains, jusqu’à l’intervention chorale, saisissante, des derniers moments : le latin nous encercle, celui de l’Inquisition, terrible – qui est-il, ce prisonnier ?... La chute des toiles laisse un plateau nu : « la libertà ? ».

On ne marie par systématiquement Il prigioniero, sans doute parce qu’au fond sa densité intimide tout « partenaire ». Si, dans cette solitude, l’on se souvient de l’ingénieux « habillage » carcéral pour mise en condition du public nancéien [lire notre chronique du 20 février 2003], c’est indéniablement la version de Limoges, introduite par les Canti di prigionia de Dallapiccola, qui jusqu’à lors imprimait la mémoire [lire notre chronique du 28 janvier 2011]. Des tièdes qui, juste avant cette première,émirent leur crainte d’une soirée « plombante », la signifiante sobriété filée d’une pièce à l’autre emporte haut la main les suffrages !

A kékszakállú herceg vára ouvre son rideau sur les vestiges de l’acte italien. Une gracile silhouette féminine enjambe cordialement les tringles abandonnées au sol, rails vers nulle part : sous le surtitre, Yaëlle Antoine « dit » le conte avec les mains, langue des signes qui d’emblée sacre en silence l’attention optimale de la salle et souligne la poésie de Balázs, du coup dépouillée de tout exotisme linguistique. Avec les premières mesures d’orchestre, les « rails » s’élèvent et disparaissent dans les cintres, découvrant une scène gris-noir où, dans la brume, Barbe-Bleue et Judit, cape et godrons noirs pour lui, elle en blanche robe du soir – Sylvie Marcucci signe les costumes –, inventent leur château des cœurs. Un rectangle surgit du sol, porte-mère autour de laquelle s’installent six П pour former l’un de ces lourds portails de bronze qui caractérisent le Pest szecesszió. Lorsque l’amoureuse ouvre la première des portes interdites, d’une clé de lumière – « donne-moi la clé car je t’aime » : tout est là –, le spectateur découvre que les П ne touchent pas le sol : ils flottent, de sorte que les protagonistes en usent comme de la revolving door de van Kannel. La scénographie de Pierre Dequivre repose entièrement sur ce procédé simple et efficace consistant à ouvrir la chambre de torture par le cercle le plus excentré ; se succèdent salle d’armes, trésor, jardin secret, panorama sur le royaume et lac de larmes, toujours plus resserrés sur l’axe du tambour. « Déjà mes murailles tremblent… », avoue celui qui sans cesse demande à la belle si elle a peur – c’est lui qui a peur, bien sûr.

Entre la fascination visuelle exercée par le dispositif et l’extraordinaire absorption dans un texte inépuisable, l’imagination du public est stimulée sans relâche, par-delà cette supplique du châtelain à Judit, « regarde mais n’interroge pas », qui pourrait bien lui être adressé. Avec l’apparition du lac, l’axe s’est déplacé, coupant la scène en deux ; sous une lumière opale, c’est en toute conscience que Judit franchit la frontière pour rejoindre Barbe-Bleue dans les ténèbres. Pour finir ne demeure que le rectangle initial d’où surgit la flottante chorégraphie des autres épouses, prisonnières fantomatiques. Tombant cape et fraise, Barbe-Bleue vainc la peur par la peur, troublante image d’un homme « comme tout le monde » dont la femme est perdue (– éperdue ?...). Tout espoir est une chaîne. Il torture le prisonnier de Dallapiccola et mène au gouffre l’héroïne de Bartók. Tout espoir est contraire à la liberté : voilà le thème du jour.

Plus à son aise que dans le rôle de la Mère, le soprano dramatique Tanja Ariane Baumgartner – de ces voix larges et colorées qui tour à tour chantent Isolde et Brangäne – captive en Judit [lire nos chroniques du 4 août 2010, du 27 janvier 2013 et du 18 mai 2014]. Moins noire que ces confrères en Kékszakállú, la basse Bálint Szabó livre une incarnation d’une absolue précision à la clarté salutaire, en totale adéquation avec la mise en scène [lire nos chroniques du 31 janvier 2008 et du 10 septembre 2011]. Au geôlier insidieux à souhait de Gilles Ragon répond le doux baryton du jeune Levent Bakirci, Prisonnier attachant qui, dans les moments de révolte, se révèle plus robuste ; les moyens sont donc positivement souples.

Pour l’avoir plusieurs fois entendu diriger la musique de notre temps, l’on pensait bien que Tito Ceccherini ne démériterait pas, mais on ne s’apprêtait certes pas à goûter des lectures de référence des ces deux œuvres. La jouissive minutie avec laquelle il rend compte de l’écriture des timbres place l’écoute du Bartók dans un mystère permanent, quand la conception sérielle du Dallapiccola trouve un témoin somptueusement lyrique qui en magnifie l’italianità. Sous cette baguette impérative qui invite plutôt qu’elle ordonne, les musiciens de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse font merveille. Si l’on n’oublie pas le Chœur maison dûment préparé par Alfonso Caiani, c’est au chef que reviennent les honneurs de ce grand moment de musique, un chef dont on ne tardera guère à mesurer l’envergure, un chef qu’il faut suivre, assurément !

BB