Chroniques

par bertrand bolognesi

Il primo omicidio | Le premier meurtre
oratorio d’Alessandro Scarlatti

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 24 janvier 2019
Romeo Castellucci signe "Il primo omicidio" de Scarlatti au Palais Garnier
© opéra national de paris | bernd uhlig

« Je ne suis pas mû par l’exigence d’ajouter, composer, construire, mais plutôt d’ôter, réduire, être au plus près des choses », confie Romeo Castellucci à Christian Longchamp, dans un entretien également mené par Piersandra Di Matteo [brochure de salle]. Dans la légende de Caïn et Abel, l’artiste italien définit l’aîné comme « l’innocent, la véritable proie capturée en un piège victimaire ». De fait, le refus du sacrifice par Dieu, qui lui préfère l’amour pur et sincère révélée par l’offrande du cadet, invite, pour ainsi dire, la tentation de jalousie chez celui qui, de prime abord, est perçu par Ève comme le miracle, le seul vrai fils accordé par le Ciel, la naissance du frère ne revêtant point ce caractère quasi divin. C’est Dieu qui ouvre la voie à Lucifer. Est-ce à dire que Caïn aurait pu ne pas succomber à la dictée funeste de l’ange déchu ? Vaste sujet qu’on laissera aux théologiens, toutes confessions confondues.

En fidélité avec la déclaration précitée, plus qu’une mise en scène c’est une installation qui vient occuper la scène du Palais Garnier. Percluse des gestes habituels de Castellucci, elle affirme une esthétique plaisante non dénuée d’intérêt, sans relever jamais du théâtre – à côté d’inserts engagés dans des domaines où l’on attendait une dimension dramatique [lire nos chroniques de Tannhäuser et d’Orphée], le maître d’œuvre s’est illustré dans une démarche contemplative, avec Moses und Aron et Parsifal [lire notre chronique du 20 octobre 2015 et notre critique du DVD] : de même que Das Floß der Medusa d’Henze [lire notre chronique du 13 mars 2018], Il primo omicidio, ovvero Caino d’Alessandro Scarlatti n’est pas opéra mais oratorio. Écrit pour une occasion qu’on ignore, sur un livret vraisemblablement de la main d’Antonio Ottoboni édité par Antonio Bortoli en 1706, ce « divertissement sacré en musique » fut créé à Venise en 1707 puis repris à Rome grâce aux subsides du cardinal Ottoboni (Pietro, fils du librettiste et grand protecteur des arts), en avril 1710 au Palazzo della Cancelleria, sa résidence.

Les aspects contemplatifs ou plus actés sont présents dans cette première parisienne de l’œuvre, ressuscitée en 1966 dans le cadre de la Settimana Musicale Senese, dont l’édition moderne fut réalisée en 1968 par le musicologue Lino Bianchi. L’un occupe nettement l’Acte I, dans les aplats de lumière changeante qui évoquent, de façon clairement revendiquée par Castellucci, la peinture de Mark Rothko : à la lenteur des effets lumineux, où il faut compter l’agneau du sacrifice stylisé par une poche de sang, répond le surgissement d’un retable à trois panneaux, peint en 1333, dans un style proche des gothiques du nord de l’Europe, par les primitifs siennois Lippo Memmi et son beau-frère Simone Martini, Annunciazione tra i santi Ansano e Margherita, aujourd’hui conservé à Florence (Galerie des Offices), mais tête en bas – ilsurvient « renversé sur scène, comme une guillotine. C’est une lame qui coupe le plateau. La Visitation diabolique du serpent est là pour témoigner. Ève est déchirée d’avoir cru à ses flatteries. Ève et Marie se reflètent l’une dans l’autre de façon inversée : un lien de cause à effet, pivot de la tradition chrétienne, s’abîme dans ce rapport », précise le performer émilien. Ce précieux maniérisme, dont témoigne le rendu des tissus et la fine dorure des ailes de l’archange Gabriel, se retrouve dans l’Acte II, joué quant à lui, puisque dès que Caïn lève la main sur Abel, des enfants s’emparent du plateau, désormais habité par la représentation d’un champ dans la nuit étoilée : ainsi une posturation complexe oscille-t-elle entre proximité et distance du contenu dramatique, comme en un mystère sacré. Les chanteurs chantent en fosse ce qu’on peut lire sur les lèvres des enfants sur scène, puis un étrange troisième degré d’interrogation mystique est engagé quand l’un d’entre eux descend en fosse pour chanter ce que Dieu dit depuis une baignoire côté jardin.

Six voix défendent adroitement les rôles de la légende biblique. De prime abord légèrement instable, le ténor Thomas Walker, souvent applaudi dans le répertoire baroque [lire nos chroniques du 20 août 2010, du 16 février 2016 et du 10 avril 2017], livre bientôt un Adamo d’une parfaite fiabilité dont jamais ne lasse le timbre lumineux, inimitable. La pâte généreuse du soprano Birgitte Christensen fait merveille en Eva, présence vocale positivement envoûtante. Si le mezzo Kristina Hammarström s’avère relativement terne en Caïn parfois très serré [lire nos chroniques du 29 novembre 2010, des 18 mars et 24 mai 2011, du 22 novembre 2013 et du 15 février 2016, ainsi que notre critique du CD Orlando], Olivia Vermeulen, sa consœur en registre, signe un Abele d’une délicate fraicheur à la couleur séduisante [lire nos chroniques d’Arsilda, Sieg der fruchtbaren Pomona et Kein Licht]. Comme attendu, le chant le plus théâtral est dévolu à la partie de Lucifer (Voce di Lucifero), superbement tenue par Robert Gleadow [lire nos chroniques du 27 avril 2013 et du 8 décembre 2017]. Enfin, on retrouve avec plaisir l’art subtil du contre-ténor Benno Schachtner, ici distribué en Voce di Dio redoutablement précise [lire nos chroniques de la Johannes-Passion et d’Il trionfo del tempo e del disinganno].

Parmi ces voix le lecteur aura reconnu plusieurs complices de René Jacobs, ce soir au pupitre de l’excellent B’Rock Orchestra [lire notre chronique du 16 novembre 2016]. Lorsqu’il enseignait à la Schola Cantorum Basiliensis, le chef belge découvrit lui-même Il primo omicidio à la bibliothèque du conservatoire de Bâle. En connaisseur des diverses factures scarlattiennes [lire notre chronique de Griselda], il défend avec sagesse et passion un « langage musical est humble […], une musique qui se veut délibérément austère, rigide même, afin d’être au plus proche du mysticisme de ce texte issu de la Genèse » où « chaque air devient une sorte de leçon de théologie » [ibid.]. La grande spiritualité de sa lecture s’accorde avec un climat chaleureux qui guide l’écoute dans le vif du sujet. C’est assurément la haute tenue musicale qui de ce Primo omicidio fait évènement.

BB