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Chroniques
Il ritorno d’Ulisse in patria | Le retour d’Ulysse en sa patrie
dramma in musica de Claudio Monteverdi
Dernier volet de la nouvelle trilogie Monteverdi au Grand Théâtre de Genève, initiée par Iván Fischer – L’Orfeo en 2019, L’Incoronazione di Poppea, à la rentrée 2021 –, Il ritorno d’Ulisse in patria bénéficie d’une considération moindre, motivée jadis par des doutes, levés depuis longtemps, sur l’authenticité de la partition, mais aussi quant à la qualité littéraire du livret et la théâtralité de l’œuvre, réserves que ne partage pas Fabio Biondi. Dans cette seconde production lyrique du collectif FC Bergman (après Les pêcheurs de perles à l’Opéra de Lille), on retrouve un évident littéralisme scénographique qui, cette fois, n’évite pas certaines facilités.
On ne doutera guère que l’aéroport constitue l’un des lieux contemporains de l’exil, carrefour anonyme où géographies et identités se diluent dans une stérilisation culturelle. Malgré les notes d’intentions imprimées dans la brochure de salle, le choix d’un tel lieu pour le retour d’Ulysse à Ithaque ne dut être retenu que par les scrupules de l’évidence. S’il reste dans le domaine de la fiction, le décor en restitue les formants principaux : le tapis bagage, le filtre de sécurité au loin, les plexiglas qui divisent l’espace avec une poésie absurde (révélée par Jacques Tati dans Playtime).
Sur ce faux réalisme se greffe la mythologie, d’abord dans la pénombre par voix acoustiques et effets de comparaison – la fontaine de Neptune ou le court-circuit de Jupiter pour le tonnerre –, puis avec des costumes et des sculptures qui donneraient des leçons de kitsch à Niki de Saint-Phalle et Jeff Koons. Le goût discutable du premier degré se confirme dans la grande scène des prétendants, dévoilant leurs atours jusqu’à la nudité intégrale d’Antinoo, avec les mains pour toute pudeur abdominale, ou encore dans un massacre dont l’insistance exhaustive et sanguinolente n’a d’égale que la modestie de la direction d’acteurs. On ne s’attardera pas sur les chèvres du berger Eumete qui paissent dans les corridors ou l’attelage de Minerva. Calibrées par Ken Hioco, les lumières participent de l’ambiguïté du retour après une si longue absence.
À défaut d’un intimisme chaleureux dans les éclairages, du moins peut-on le ressentir dans la lecture de Fabio Biondi à la tête de son Europa Galante. À rebours de la réinvention théâtrale d’un Leonardo García Alarcón, le chef italien privilégie une sobriété en synchronie avec un certain dépouillement madrigalesque qui s’appuie sur une douce homogénéité des timbres. Ce continuo nourri, qui tout en se mettant à la mesure du Grand Théâtre ne trahit pas son essence, fait écrin à la palette de l’expressivité vocale, matrice des couleurs de l’ouvrage.
Dans une distribution orientée vers ces valeurs dramatiques, la Penelope de Sara Mingardo condense une admirable intensité dans l’incarnation, tendue d’attente et de remords, qui ne sacrifie jamais l’intégrité vocale à la plainte, soutenue au contraire par un timbre velouté [lire nos chroniques de Farnace, Tamerlano, Armida al campo d’Egitto, Medea, Signor Goldoni, Aci, Galatea e Polifemo, Euridice, L’incoronazione di Dario et Requiem]. Pour son premier Ulisse, Mark Padmore, qui assume également l’apparition de l’Humana Fragilità dans le Prologue, contraste avec une séduction plus déclamatoire. Jorge Navarro Colorado surprend par un Telemaco robuste, presque mature, qui souligne les épreuves traversées plus que la jeunesse du personnage [lire nos chroniques de Rodrigo, Lotario et Croesus]. Mark Milhofer fait entendre la rusticité autant que l’identité du berger Eumete [lire nos chroniques de La Cenerentola, Tito Manlio, Neues vom Tage, La Calisto, Punch and Judy, Schneewittchen, Der Besuch der alten Dame, Il palazzo incantato, enfin d’Acis and Galatea]. Membres du Jeune Ensemble de la maison suisse, Omar Mancini et Judith Lozano (également Amore) font jubiler la complémentarité amoureuse d’Eurimaco et Melanto. Dans le dernier acte, Elena Zilio donne toute la mesure de l’attachement d’Ericlea, marqué mais non caricaturé par les ans.
Giuseppina Bridelli offre une belle vitalité aux divinités Giunone, Fortuna et Minerva [lire nos chroniques de L’incoronazione di Poppea, La traviata, puis des Orfeo de Rossi, Porpora et Monteverdi]. À la lumière un rien placide du Giove dévolu à Denzil Delaere [lire nos chroniques de Manon Lescaut, Das Wunder der Heliane, Le duc d’Albe, Le joueur, Les bienveillantes, Die Entführung aus dem Serail et On purge bébé] répond le solide Nettuno de Jérôme Varnier. Si Vince Yi possède les hautes notes de Pisandro, Sahy Ratia livre un Anfinomo moins transparent, sinon plus charnu [lire nos chroniques de L’elisir d’amore, Madama Butterfly et La princesse jaune], et William Mienert retient l’attention, en Antinoo et Tempo, par des moyens qui semblent prometteurs [lire notre chronique de Parsifal ici-même].
Préparés par Alan Woodbridge, les artistes du Chœur de l’institution lémanique se révèlent à la hauteur, avec des interventions qui complètent un plateau où manque le rôle comique du mendiant glouton d’Iro (contribuant au caractère singulièrement ramassé du troisième acte). À l’inverse d’un Kundera dans L’Ignorance, sorte de reprise moderne du mythe d’Ulysse au moment de la réouverture du bloc de l’Est, l’interrogation de l’ambivalence de la nostalgie et du retour au pays natal ne se mêle guère à celle de l’humour, lequel est ici relégué à la primarité scénographique.
GC