Recherche
Chroniques
Il tabarro | La houppelande, opéra de Giacomo Puccini
Von Heute auf Morgen | Du soir au matin, opéra d’Arnold Schönberg
New York, décembre 1918. Roberto Moranzoni dirige la première de trois opéras conçus pour être donnés en une soirée. Le public salue avec enthousiasme la création de ce Trittico, bien que la critique demeure partagée. Trois ouvrages, donc, qui reflètent des univers relativement éloignés les uns des autres. Si Gianni Schicchi emprunte à Dante, invitant le sectateur à une veillée funèbre florentine diaboliquement burlesque, au XIIIe siècle, Suor Angelica enjambe quelques quatre centenaires pour déposer son regard écouteur au monastère, sur un sujet clairement tragique qui, de façon bien puccinienne, questionne la condition féminine ; quant au Tabarro, il situe son argument dans la contemporanéité du mélomane qu’il promène en péniche sur les bords de Seine. Encore faut-il préciser que ces opéras brefs se succèdent dans l’ordre inverse de cet énoncé, ce qui revient à dire que Puccini prend le public en son temps avec une intrigue de type vériste et recourt à trois dépaysements au fil de la soirée : Paris, la question du péché et du pardon, enfin la légende. Chez nous, les actes du Trittico ne se feront pas connaître simultanément : Gianni Schicchi fouleles planches de Favart dès 1922, tandis qu’Il tabarro l’y rejoindrait en 1967 (première française de la version complète du Triptyque), la partition médiane découvrant la Gaule en 1929, ici-même, à l’Opéra de Lyon (qui affichera Schicchi en 1967 puis Tabarro en 2007, dans la production reprise ce soir).
Rapidement, le compositeur a imaginé de séparer les ouvrages. Ils furent alors joués dans des assemblables binaires conçus à partir de divers prétextes programmatiques (similitude des sujets, proximité des styles, etc.). À Lyon, Serge Dorny a souhaité confronter la verve italienne de chacun de ces actes à divers aspects d’une certaine modernité issue de la tradition musicale germanique. Disons-le d’emblée : son festival Puccini plus est une réussite. Ainsi disposons-nous de six opéras, à ceux du Toscan venant s’ajouter Eine florentinische Tragödie du Viennois Alexander von Zemlinsky (1917), Sancta Susanna de l’Hessois Paul Hindemith (1922) et l’« opérette dodécaphonique » Von Heute auf Morgen d’un autre Viennois, plus illustre, Arnold Schönberg (1930). Plusieurs couples pouvaient s’avérer possibles avec un tel choix. La jalousie dictait, par exemple, de marier Tabarro à la Tragédie florentine, comme la vis comica invite à le faire de Schicchi et de l’ouvrage de Schönberg. Plus subtilement, c’est une grande arche riche de méandres que présente la maison, une boucle qui s’ouvre dans le rire pour se fermer de même.
Le rideau se lève sur un décor parodique et fantasmatique traversé de cette snobe modernité qui pimente les émois érotiques d’un mari lassé. Au retour d’une soirée mondaine, il vante l’élégance, l’intelligence, le style de vie, l’indépendance, la « modernité », en un seul mot les charmes d’une vieille amie de sa femme soudain drastiquement dévaluée. L’épouse, quant à elle, fut gentiment courtisée par une caricature de ténor, ce qui l’amuse et la flatte sans pour autant mettre en danger sa fidélité. Comment reconquérir l’infidèle potentiel (qui, pour ne pas encore pécher en actes, en intention s’y adonne ouvertement) ? En se métamorphosant en coquette, en « femme du monde », en faisant mine de changer radicalement de vie, grâce à la malle de sa belle-sœur danseuse, bientôt en tournée in loco, où elle emprunte robes et colifichets pour aguicher son homme. En quelques cinquante minutes, les jeux sont faits, le mari est follement épris de sa femme, l’enfant a cru « méchante » sa maman et voilà les tentateurs souverainement éconduits.
Si l’opérette traite toujours de gaudriole, voilà une façon étonnante d’aborder ce travers ! Le livret de Gertrude, l’épouse même du compositeur (sous le pseudonyme de Max Blonda), s’il lorgne avec bienveillance sur la vie de couple de Franz Schreker, ami des Schönberg (c’est lui qui créa les Gurrelieder en 1913), ose une critique aiguë des comportements mondains et d’irrésistibles incartades vers l’absurde (l’improbable surgissement du gazier). Enfin, l’écriture musicale détourne radicalement la convention de légèreté du genre à travers une trame sérielle d’une rigueur stupéfiante qui use à l’occasion d’un mode un brin cabaretier quand il s’agit d’évoquer la superficialité des salons et ses phénomènes de mode. Ce soir, les musiciens de l’Orchestre de L’Opéra national de Lyon font mentir nos propos d’il y a quelques mois [lire nos chroniques du 4 juin 2011 et du 12 juillet 2011]. Sous la battue de Bernhard Kontarsky qui mène l’exécution dans une précision chambriste délectable, somptueux se révèlent les traits solistiques et finement ciselés les tutti, toujours d’une grande expressivité. Sur scène, Ivi Karnezi incarne une Amie avantageusement timbrée et Magdalena Anna Hofmann libère peu à peu sa voix. Côté messieurs, Rui Dos Santos se montre un Chanteur idéal, tandis que Wolfgang Newerla, probant dans le médium, accuse un aigu assez raide ; cela dit, les intervalles – et Dieu sait s’ils sont méchants ! – bénéficient d’une exactitude rare.
Passé le premier choc de l’espace scénique signifiant décrit plus haut, la mise en scène de John Fulljames respecte trop son dispositif. Du coup, il lui faut sur-gonfler les effets pour masquer un sérieux problème de rythme. De fait, rien n’est drôle jusqu’à la métamorphose de l’épouse, alors même que l’œuvre renferme des trésors dès les premières mesures. Faut-il le dire ? On se souvient d’une version de concert – en 1995, Pierre Boulez dirigeait la Deutsche Kammerphilharmonie et l'Ensemble Intercontemporain au Théâtre du Châtelet – qui n’avait pas besoin d’un quart d’heure de chauffe pour faire rire.
Autre répertoire, autre chef : c’est Gaetano d’Espinosa qui dirigera Puccini, à commencer par Il tabarro. Il plonge l’écoute dans une sensualité grave du son, usant de l’orchestre d’un point de vue plus global, pour ainsi dire, qui parfois n’est pas sans accuser quelques coquetteries. Ainsi les cordes paraissent-elles moins stables qu’une demi-heure plus tôt. L’onctuosité générale de l’interprétation soutient efficacement le spectacle aux furieuses pénombres de David Pountney (lumières de Fabrice Kebour) qui favorise la présence des personnages plutôt qu’une scénographie envahissante (même décorateur). Saluons la Frugola attachante de Natasha Petrinsky dont le timbre chaleureux s’enorgueillit d’un aigu fulgurant, l’idéale clarté de timbre de Thiago Arancam en Luigi, émouvant dans sa flamme amoureuse comme dans sa diatribe sur la condition de l’ouvrier (« Piegare il capo ed incurvar la schiena »), et le soprano hongrois Csilla Boross, Giorgetta amplement impacté possédant une grande force dramatique.
BB