Chroniques

par irma foletti

Il trittico | Le triptyque
opéra de Giacomo Puccini

Théâtre royal de La Monnaie, Bruxelles
- 31 mars 2022
Tobias Kratzer met en scène "Il trittico" de Puccini à La Monnaie de Bruxelles
© matthias baus

Tobias Kratzer, qui s'est déjà fait une solide réputation, ajoute au Théâtre royal de La Monnaie de Bruxelles une nouvelle (triple) réussite à son palmarès lyrique [lire nos chroniques du Prophète, de Lucio Silla, L'Africaine, Tannhäuser et Faust]. On sait que les trois œuvres de Puccini ont chacune leur propre caractère et, ne cherchant aucune sorte d'unification, le metteur en scène allemand propose toutefois de brefs clins d'œil entre elles. Pour la partie musicale, l'Orchestre Symphonique de La Monnaie est placé sous la baguette d’Ouri Bronchti et non de son directeur musical Alain Altinoglu, testé positif au Covid-19. Techniquement très au point, les musiciens traduisent idéalement les ambiances successives, d'abord le vérisme très ample d'Il tabarro, ensuite la grande intimité, pleine de drame et de larmes, de Suor Angelica, avant la légèreté attendue dans Gianni Schicchi, partition plus espiègle et non exempte de chausse-trappes rythmiques.

Le décor le plus imposant, conçu par Rainer Sellmaier également en charge des costumes, s'applique au premier opus Il tabarro. Dans un univers graphique en noir, gris et rouge tiré tout droit de Sin City – aussi bien la bande dessinée originale (Frank Miller, 1991-2000) que le film avec Bruce Willis et Mickey Rourke (Frank Miller et Robert Rodriguez, 2005) –, l'action se déroule dans différents lieux, sur deux niveaux. Sont disposés à l'étage l'extérieur du poste de pilotage et une cabine de couchage aux murs métalliques, tandis qu'au rez-de-chaussée apparaissent la cale du bateau à gauche et un quai à droite. Comme dans la BD, la chaleur est étouffante et l’on distribue de la bière belge en canettes pour se rafraîchir. Le programme regardé par Michele à la télévision, qui passe aussi sur grand écran pour le public, peut évoquer Gianni Schicchi – un homme mort est ausculté par un médecin, les proches, en pleurs, se rassemblent autour du corps ; ensuite l’on est plus dubitatif à la vision d'un couple d'amants nageant dans le bonheur d'un bain moussant (nous aurons des éclaircissements en fin de soirée).

Après un premier entracte, on passe au cinéma avec Suor Angelica, de très belles séquences en noir et blanc étant projetées à mi-plateau sur toute l'ouverture du cadre de scène. Les images illustrent les sept scènes successives du livret (La preghiera, Le punizioni... jusqu'au Miracolo), soit en servant de décors aux religieuses qui jouent en avant-scène, soit en proposant de courtes saynètes parallèles pendant les moments instrumentaux, ou encore en doublant l’action sur scène et dans le film, en particulier au cours de la longue et douloureuse entrevue d’Angelica avec la Zia Principessa. En rappel de l'épisode précédent, les sœurs lisent en cachette la BD Giacomo Puccini's Il Tabarro et quand Angelica chante Senza mamma, o bimbo, son air déchirant, elles s'arrêtent à l'écran sur les pages illustrant la perte de l'enfant de Giorgetta et Michele. Le miracle final est traité de manière originale : la BD est confisquée par la Mère Supérieure qui la jette au feu, mais une flammèche tombe sur le tapis et c'est l'ensemble du bâtiment qui part dans l’incendie, l'image d'un enfant émergeant à travers les flammes et la fumée amenant une émotion qu'il est difficile de contenir.

Pour Gianni Schicchi, un certain nombre de spectateurs garnit les gradins positionnés sur scène. Invité à réagir aux commandes des panneaux des chauffeurs de salle – applaudissements, oh de contentement, etc. -, ce public assiste, tout comme nous depuis la salle, à une enthousiasmante comédie, pièce de théâtre ou sitcom à l'américaine. On reboucle les images vues à la télévision en première partie, l'ensemble des membres de la famille du défunt Buoso Donati se mettant à présent en maillot de bain pour patauger allègrement dans la mousse du jacuzzi. Quand ceux-ci, quelques instants auparavant, recherchent le testament du mort, c'est toute la pièce qu'ils mettent à sac, en démontant plutôt violemment les meubles. Le jeu est idéalement drôle et l’on rit de bon cœur, ce qui nous réconcilie avec l’ouvrage, vu, ces dernières années, dans des réalisations parfois moins captivantes.

Certains interprètes cumulent plusieurs rôles, à commencer par le soprano Lianna Haroutounian, d'abord une Giorgetta aux aigus puissants, qui se révèle surtout en Suor Angelica, personnage de chair et de sang, à l'instrument plus homogène dans le grave, même si les trois ou quatre aigus les plus hauts ne paraissent pas aisément atteints ni tenus. Son amoureux d’Il tabarro est le ténor britannique Adam Smith (Luigi, Rinuccio), doté d’un timbre agréable et d’aigus vaillamment projetés, avec toutefois un registre grave moins développé [lire nos chroniques d’Otello et des Contes d’Hoffmann]. Mari de Giorgetta, Michele est tenu par Peter Kálmán, baryton à la couleur plus obscure qui correspond de près au personnage, mais n'a pas toujours la puissance requise pour résister à la fosse, alors qu'aucune réserve n’est à retenir quant à son Schicchi, tant sa vis comica est exceptionnelle, nageant comme un poisson dans l'eau depuis son entrée en scène en doudoune à capuche et baskets [lire nos chroniques de Giulio Cesare in Egitto, Fierrabras, Norma et Il barbiere di Siviglia].

La Principessa de Raehann Bryce-Davis impressionne par sa forte présence vocale et théâtrale, ainsi qu’une apparente facilité à puiser dans le grave [lire notre chronique de La forza del destino]. Benedetta Torre charme l'oreille en Amante, puis en Suor Genovieffa, et recueille encore plus d'attention en Lauretta quand elle conduit avec goût l’aria délicieuse O mio babbino caro [lire notre chronique d’Il matrimonio segreto]. Annunziata Vestri cumule avec caractère les deux rôles de La Frugola et de la Zelatrice [lire nos chroniques de Tancredi et de Guillaume Tell], tout comme Elena Zilio assume deux rôles (La badessa, puis Zita) [lire notre chronique d’Andrea Chénier]. Giovanni Furlanetto (Il Talpa, Simone) fait admirer son noble instrument de basse, aux côtés, entre autres, du ténor Roberto Covatta (Il Tinca, Gherardo) et des soprani belges Tineke van Ingelgem (La maestra delle novizie, La suora infirmiera, La Ciesca) et Karen Vermeiren (Prima sorella cercatrice, Nella).

IF