Chroniques

par katy oberlé

in memoriam Michael Gielen
Pablo Heras-Casado dirige les SWR Sinfonieorchester et Vokalensemble

Johannes Brahms, Dmitri Chostakovitch et Wolfgang Amadeus Mozart
Liederhalle / Beethovensaal, Stuttgart
- 22 mars 2019
Pablo Heras-Casado dirige les SWR Symphonieorchester et Vokalensemble
© dr

Dans la grande Beethovensaal de Stuttgart, le Südwestrundfunk Sinfonieorchester et le Vokalensemble de la chaîne allemande rendent hommage à une figure essentielle de la vie musicale de l’après-guerre, Michael Gielen, qui nous quittait il y a deux semaines. Au bord du Mondsee, en Autriche, le vendredi 8 mars 2019, s’éteignait un immense musicien, à l’âge de quatre-vingt-onze ans. Tout dévoué au répertoire contemporain et créateur de nombreuses œuvres, il dirigea également les opus classiques, de Beethoven à Mahler [lire nos chroniques de Lulu, Gurrelieder, Pelléas et Mélisande et Des knaben Wunderhorn, ainsi que de ses gravures Bartók, Bruckner, Enesco, Mahler et Schönberg]. Élève d’Erich Kleiber dans les années quarante, à Buenos Aires où il s’exila avec ses parents à l’avènement du national-socialisme, Michael Gielen naquit à Dresde le 20 juillet 1927. À partir de 1950 commence une belle carrière, d’abord comme chef de chant à la Staatsoper de Vienne, puis comme directeur musical du Kungliga Operan de Stockholm. Il sera en poste en Belgique, en Hollande, puis à Francfort, Londres et Cincinnati. De 1999 à 2014, il est le patron de l’orchestre que nous entendrons ce soir.

Un motet et un chœur de Johannes Brahms ouvrent cette soirée. Tout d’abord Warum ist das Licht gegeben dem Mühseligen Op.74 n°1, composé au bord du Wörthersee, durant l’été 1877, en même temps que le Concerto pour violon Op.77. Idylliques, les vacances du musicien sont à l’origine d’une période prolifique et heureuse dont la mélancolie habituelle est miraculeusement chassée. Pourtant, cet opus projette son ombre sur tant de bonheur. Brahms lui-même, dans la description qu’il en fit, avance qu’il n’apporte pas « de réponse à la question existentielle de savoir pourquoi Dieu n'a pas rendu le monde meilleur ». Les textes, qui empruntent aux deux Testaments et à une hymne de Luther, sont chantés a capella. Du premier mouvement l’entrelacs douloureux des « cœurs tristes qui attendent la mort » invite à une méditation profonde. Les voix du SWR Vokalensemble, préparées par Ines Kaun, livrent une interprétation grave du premier mouvement. Cette joie de l’été intervient brièvement dans le deuxième, Lasset uns unser Herz samt den Händen aufheben zu Gott im Himmel. Le troisième est un choral de consolation, ici interprété dans une douce ferveur, pleine de miséricorde. Cette page grandiose s’achève dans une marche presque enjouée vers la mort, « esprit et cœur en confiance » (Luther).

Sans interrompre le climat de recueillement ni même suspendre son geste, Pablo Heras-Casado engage immédiatement le majestueux Schicksalslied Op.54, écrit sur des vers de Friedrich Hölderlin (Hyperion). Esquissée au bord de la mer en 1869, l’œuvre pour chœur et orchestre est achevée deux ans plus tard à Baden Baden. Le geste du chef espagnol invite un prélude tendre et souple qui laisse apprécier un bel équilibre entre les pupitres. Dans le dessin des flûtes né le premier vers – intraduisible Hölderlin… hormis par une camisole savante, peut-être ! Les deux premières strophes montrent les sommets enchanteurs habités par les dieux, dans un élan serein. La reprise du texte de la première gagne un relief enthousiaste, sous la battue d’Heras-Casado. La clarté éternelle de cet adagio cède place à un furieux doute, allegro en ut mineur, combattif, où le héros est jeté de falaise en falaise. Les forces artistiques réunies donnent une version loyalement dramatique de Doch uns ist gegebe, la troisième strophe qui propulse l’auditeur dans des affres toutes terrestres. Le troisième mouvement, nouvel adagio qui développe différemment le matériau du premier, vient finir le poème dans la paix.

Sans changer le programme initialement prévu, Pablo Heras-Casado et la SWR rendent maintenant hommage à maestro Gielen à travers une page qu’il adorait, la Maurerische Trauermusik K.477 de Wolfgang Amadeus Mozart. Nous avons eu la chance d’entendre souvent le grand musicien, entre autres lors de ses nombreuses participations au festival strasbourgeois de création, Musica, et le privilège de le côtoyer, d’apprécier son humour vigoureux. La ciselure tragique, très latine, de cette Musique funèbre maçonnique ne peut que nous plonger dans le sentiment de la perte, irréparable.

Revenant à l’affiche d’origine, nous entendons la Symphonie en ré mineur Op.47 n°5 de Dmitri Chostakovitch. Elle fut créée à Léningrad (Saint-Pétersbourg) par Evguéni Mravinski le 21 novembre 1937, dans un climat d’effroi constant, celui des purges staliniennes qui arrêtent, déportent ou tuent, pour un oui ou pour un non. Debout, le public lui fit triomphe, durant près d’une demi-heure. Le compositeur russe mesure chacun des mots avec lesquels il lui faut commenter sa nouvelle œuvre, bien conscient du temps de terreur dans lequel il vit, après les disparitions de plusieurs amis, de parents et, bien sûr, la censure qui s’était abattue sur Lady Macbeth de Mzensk, son opéra, trois ans plus tôt. Pablo Heras-Casado lance énergiquement le Moderato très tonique qui l’ouvre. L’arrivée de la citation triste de la réplique de chœur dans Carmen, sinistrement étirée par Chostakovitch jusqu’à devenir méconnaissable, tombe comme une règle implacable sur tout espoir. Contrebasses et cuivres scient le Scherzo (Allegretto) farouche, dont les danses sont parsemées de pas militaires, ici rendus menaçants, comme de juste, sous leur faux airs d’Antonius von Padua Fischpredigt (Mahler, Symphonie en ut mineur n°2). Véritable lamento, le grand Largo qui suit est magnifiquement joué. Le chant des cordes de cette lente élégie semble invoquer de meilleurs souvenirs, dans une morosité envahissante où s’infiltre le hautbois de pâtre de Tristan. L’interprétation se fait de plus en plus poignante. Infernal, l’Allegro non troppo fait crier les cuivres dans une fougue brûlante. Alors que le pire semble certain, un thème incroyable de sérénité élève le débat. L’excellence des pupitres du SWR Sinfonieorchester répond présente à la battue inspirée d’Heras-Casado. Le final triomphant fait son effet !

KO