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Chroniques
In the penal colony | Dans la colonie pénitentiaire
opéra de Philip Glass
Jusqu’au 4 février, l’Opéra de Lyon accueille Dans la colonie pénitentiaire, opéra de chambre de Philip Glass dont le livret de Rudolph Wurlitzer s’est inspiré de la nouvelle de Franz Kafka. Sans être une œuvre de premier plan, il n’en reste pas moins une composition d’une grande qualité.
Le terme opéra de chambre s’entend à la fois pour la forme – petit opéra – que pour la formation orchestrale convoquée – un quintette, composé des excellents musiciens de l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon. Voilà qui situe la densité musicale et permet de rapprocher l’ambiance générale de l’œuvre d’autres pages écrites par Glass pour formations à cordes : le Concerto n°4 (notamment employé dans la B.O. du Mishima de Schrader) ou encore la partition conçue pour la réédition du Dracula de Tod Browning. Cela n’est d’ailleurs pas anodin ; la musique se fait parfois illustration de ce qui se déroule sur scène, permettant aux acteurs d’étendre, dans l’espace, la capacité vocale (ou théâtrale, pour les rôles muets) de leurs personnages, comme la bande d’un film installe entre deux scènes parlées une scène essentielle sans dialogues.
Le metteur en scène Richard Brunel s’accommode d’un espace difficile à exploiter. La dramaturge et la scénographe font conjointement un excellent travail. Le seul vrai souci, c’est la machine – tout tourne autour d’elle. Celle proposée ici est surtout métaphorique. On ne s’en explique le fonctionnement que grâce à une solide imagination qui remet en forme les détails – à la fois techniques et poétiques – fournis par l’Officier. Remarquable est son rôle, échu à Stephen Owen qui l’incarne avec une sincérité faisant se hérisser les cheveux sur la tête lorsqu’il raconte les détails d’une exécution.Le baryton évoque d’autres fort belles partitions de Glass - rappelons-nous d’Eric Owen qui porte presque à lui seul tout le mouvement Suffering de la Symphonie n°5 ; rappelons-nous aussi Gregory Purnhagen et Peter Stewart qui interprètent magnifiquement les Monsters of Grace imaginés par Robert Wilson ; rappelons-nous enfin Richard Salter qui joue le Magistrat de Waiting for the Barbarians (référence à laquelle nous reviendrons).
Le second rôle est celui du Visiteur/Voyageur, observateur supposé impartial venu assister à une exécution pour faire un rapport au nouveau Commandant de la Colonie, qui s’oppose aux méthodes de l’Officier. Il est interprété par Stefano Ferrari dont le jeu, d’une représentation à l’autre, est assez inégal. Il nous a même semblé peiner parfois à se faire entendre, surtout lors des dialogues avec l’Officier qui le surclasse largement – dialogues qui rappellent fatalement ceux du Magistrat dansWaiting for the Barbarians. Les sujets sont proches, d’ailleurs : la tension est la même et le dénouement toujours terrible. Si l’on voulait discuter l’argument, cependant, on noterait la différence qui sépare le Voyageur d’un opéra et le Magistrat d’un autre : le Voyageur observe sans agir. La candeur du personnage de Kafka est rendue un peu stupide par l’interprétation de Ferrari. Le Magistrat imaginé par Coetzee dans Waiting for the Barbarians commence d’agir au moment où il cesse d’être voyeur – oui, il y a bien une pulsion scopique que partagent les deux personnages, une pulsion portant sur la torture infligée à un tiers. Sans être précisément un héros, il agit face à l’insoutenable. Le Voyageur n’agit pas, lui, car l’occasion ne s’en présente pas vraiment. Les faits lui restent extérieurs – encore qu’ils finissent par être provoqués par sa non-action, si je puis dire. Car si le langage est une barrière entre le Magistrat et les Barbarians desquels il finit par se rapprocher, c’est finalement la seule chose qui lie le Voyageur à l’Officier, et désolidarise ces derniers du condamné.
« Have faith and abide », entonne l’Officier, condensant dans cette épitaphe tout le rôle, toute l’épaisseur du personnage, tout l’élan de l’opéra.
JMC