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Inside – Parfum de l’autre monde
créations d’Aureliano Cattaneo et de Mayu Hirano
Avec le printemps, certes capricieux cette année, est inaugurée la nouvelle édition de ManiFeste, le festival annuel de création de l’Ircam. Après un ciné-concert Chaplin Factory à travers lequel le compositeur argentin Martin Matalon explorait et interprétait trois bobines (notre équipe n’eut malheureusement pas le privilège d’être reçue à cette soirée d’ouverture), l’Ensemble intercontemporain (EIC) livre aujourd’hui son programme Répliques qui réunit trois musiciens nés dans la septième décennie du siècle passé. La réplique désigne l’unité sans cesse réinventée au fil d’une conversation, par laquelle des protagonistes se répondent, s’affrontent, dialoguent, etc. Au sein d’une formation instrumentale, la réplique prend plusieurs atours et vérifie différents procédés. Mais il arrive également qu’un personnage musical, pour ainsi dire, se parle à lui-même, confronte sa faconde à celle d’un double, comme le permet le recours à l’électronique. Depuis 1976 et le fameux …sofferte onde serene... de Luigi Nono au fil duquel Maurizio Pollini se répondait à lui-même via une partie fixée, ce qui n’autorisait guère de souplesse interprétative, nos chercheurs ont si parfaitement fait évoluer la technologie qu’elle favorise désormais une réalisation singulièrement vivante – ainsi répliquer, dans ce cadre particulier, ne rime plus seulement avec dupliquer.
Commandé par l’EIC et par l’Ircam à Mayu Hirano (née en 1979), Parfum d’un autre monde est ici donné en première mondiale par l’altiste Odile Auboin avec João Svidzinski à l’électronique. L’œuvre évoque « un voyage sensoriel inspiré par la pièce du théâtre nō Hagoromo (La robe de plumes), connue comme prière pour la paix », précise la compositrice japonaise (brochure de salle) qui en établit la syntaxe à partir d’improvisations qu’elle fit elle-même au violon, son instrument d’élection. « …des images me sont venues à l’esprit tandis que je composais : d’une part la fluctuation du brouillard sonore, comme un élément éthéré qui se diffuse dans l’air à la manière du parfum ; d’autre part l’image d’une nature luxuriante qui se reflète dans l’eau irisée, évoquant la métamorphose du geste instrumental » (même source). Probablement moins uniquement incisif que l’eut été le violon, l’alto favorise une couleur à la fois secrète et plus enveloppante véhiculant ce qui semble une âpre rêverie, servie par la généreuse expressivité de la soliste.
Il y a quinze ans, nous découvrions Trois Manifestes de Luis-Fernando Rizo-Salom (1971-2013), alors joué en création mondiale par l’Ensemble intercontemporain, ici-même, et sous la battue de Susanna Mälkki. « Conditionnée par la disposition des instruments dans la salle de concert, la forme de l’œuvre explore l’opposition extrême et l’exaltation dramatique entre les groupes, en passant de la gauche à la droite ou du centre vers l’extérieur, de l’agressivité à la douceur ou du son électronique au son acoustique », expliquait le jeune compositeur colombien, (trop tôt) disparu quatre étés plus tard. Aux quinze minutes de Mayu Hirano succède ce fruit d’une commande groupée de l’Ircam et de Radio France, vaste opus de près d’une demi-heure dont les forces sont réparties sur les parties latérales du balcon et sur le plateau central. Au pupitre, la cheffe Lin Lao [lire notre chronique d’Intrusions] invite énergiquement le groupe situé à gauche à servir l’évidente éruptivité de Trois Manifestes qui s’appuie sur le souvenir, si ce n’est la minute, d’El Bogotazo, soit l’émeute populaire qui incendia la capitale colombienne en protestation à l’assassinat de Jorge Eliécer Gaitán, en 1948, engagé en faveur des plus démunis. « Vous êtes invités à prendre parti ou tout simplement à être spectateurs », suggérait Rizo-Salom [lire notre chronique de la création]. Pourtant, comment demeurer à distance lorsque, en sus des grandes gueules à son disposées sur le pourtour de l’espace, le dispositif électronique, diffusé par Sylvain Cadars (quand Robin Meier en était autrefois chargé), recourt à un réseau de petits haut-parleurs sournoisement (dira-t-on avec le sourire) placés sous nos fauteuils ?... La puissance de l’œuvre s’en trouve encore magnifiée, par-delà une écriture déjà violemment contrastée, des percussions plus qu’exubérantes et un flirt constant avec la saturation. La verve de Rizo-Salom triomphe, que l’auditeur s’avère conscient ou non des enjeux extramusicaux de son œuvre [lire nos chroniques de Big Bang, Fábulas sobre fábrica de fábulas, In/Out et d’El juego].
Dans la revue pétersbourgeoise Отечественные записки (Les annales de la patrie), Fédor Dostoïevski publie en un feuilleton d’une dizaine d’épisodes son récit Двойник, soit Le double en notre langue, qui conte l’errance psychique grandissante de Goliadkine jusqu’à la folie galopante : il rencontre son double, puis le voit même deviser mondainement en sa présence, selon une radicalisation terrible de l’hallucination. Aureliano Cattaneo (né en 1974) a puisé dans la dynamique de ce roman dont le sujet contamine peu à peu l’expression, selon une symbiose fond/forme si déroutante qu’elle peut, croyons-nous, déstabiliser le lecteur lui-même. « Ma pièce reflète cette idée de répétitivité et d’accumulation obsessionnelle, confie le compositeur lombard [lire notre chronique de Concertino], mais également l’idée d’un filtre déformant de la réalité et d’une perception fragmentée et déconnectée ». Ici, Goliadkine n’est autre que la contrebasse de l’excellent Nicolas Crosse, donc de la réplique de la contrebasse… voire de Nicolas Crosse lui-même comme tend à le laisse accroire l’usage de sa voix, abondamment utilisée. Ouvert par un solo en manière d’introspection sévère dont le vertige est gagné d’infinis dangers, inside – il n’est sans doute pas inutile de rappeler que cela veut dire à l’intérieur – superpose bientôt ses modes expressifs selon une contamination proprement délirante. D’abord figure d’un monde encore presque certain, au spectralisme discret, le tutti se fera miroir du désastre intime, au fil d’un parcours tant passionnant qu’éprouvant. En bord de scène, comme à en délimiter la frontière, deux contrebasses accueillent le son capté au cœur de leur consœur jouée par le soliste et le restituent comme une radiographie du pire. Encore entendrons-nous Nicolas Crosse crier, gratter, frotter, trembler, parler, pour finalement suspendre cette génial géographie de l’atrocement perdu par « je ne dirai rien mais il me semble que je » – que je-plus-rien, donc, dans un brutal silence de nulle part. Au compositeur comme à son interprète fort investi, bravissimi !
BB