Chroniques

par marc develey

intégrale des sonates pour piano de Schubert
Nicholas Angelich, Giovanni Bellucci et Alain Planès

Cité de la musique, Paris
- 4, 5 et 6 avril 2003
le pianiste italien Giovanni Bellucci
© dr

De jeudi à dimanche, un cycle Schubert regroupe les pianistes Giovanni Bellucci [photo], Nicholas Angelich et Alain Planès autour d’une intégrale des Sonates pour piano. Il faut entendre largement « sonate » puisque, outre les quatorze référencées au catalogue Deutsch, le programme propose la Wanderer Fantasie (quasi una sonata) et des cycles de pièces plus courtes regroupées sous les titres d’Impromptus, Moments musicaux et Klavierstücke. J’ai assisté à quatre des concerts de ce cycle, dont voici les programmes :

Sonate en la mineur D.784 (1823) et Wanderer Fantasie en ut majeur D.760 (1922) par Giovanni Bellucci, le 4 (20h) ; Sonate en fa mineur D.625 (1818) et Impromptus D.935 (1828) par Nicolas Angelich, puis Sonate en la majeur D.959 (1828) par Giovanni Bellucci, le 5 (15h) ; Moments musicaux D.780 (1823 à 1827) et Sonate en ré majeur D.850 (1825) par Alain Planès, le 5 (20h) ; Sonate en la bémol majeur D.557 (1817), Klavierstücke D.946 (1828) et Sonate en si bémol majeur D.960 (1828) par Alain Planès, le 6 (18h).

Outre qu’il réalise une coupe conséquente dans la production de Schubert, depuis les travaux de jeunesse (il a vingt-et-un ans en 1817), jusqu'aux plus étonnantes des pièces de sa maturité pianistique (il meurt en 1828, sans doute peu de temps après avoir achevé la composition la D.960), de façon à nos yeux plus intéressante encore, ce dispositif fait se déployer trois des styles qui balisent le champ de l'interprétation d'une œuvre qu'on ne saurait qualifier de monolithique (au point qu'on a pu voir reconnaître dans les dernières pièces une forme d'impressionnisme avant l’heure, doublant le romantisme Sturm und Drang de la première période).

La rondeur du son de Giovanni Bellucci, par exemple, rappellerait celle de Brendel, n'était une façon toute lisztienne d'osciller entre fugaces et veloutées miniatures de quelques mesures, rubati frisant le maniérisme, et de vigoureuses emphases soutenues par une main gauche parfois assourdissante. Les premières mesures de la D.784 en trouvent des saveurs moussorgskiennes. De ce type de jeu l’on apprécie la régularité de la présence sonore et la qualité de la dynamique, et dont la virtuosité se révèle payante dans la Wanderer Fantasie, quoiqu'on ait regrette une résonance permanente due à un emploi, sinon massif du moins appuyé, de la pédale – sans compter une utilisation, désagréable à mon goût, de l’una corda pour marquer parfois le contraste entre forte et fortissimo – et la sensation que l'artiste serait quelque peu dépassé par les passages méditatifs de l'Adagio, systématiquement tirés du côté de la danse. L’impression est renforcé par son interprétation de la D.959, dont l'Adagio ne prend relief qu'en en ayant le moins possible, précisément : les arpèges obstinés de la basse (dans la partie cadre de la forme Lied) y inscrivent un rythme dont le mouvement ne fait sens d'inexorabilité qu'à n'en pas laisser la mesure s’étirer subitement en de malencontreux ritenutos ou autres ritardandos, sous peine de maniérisme. Quoiqu'il n'aille pas jusqu'aux outrances de certains pianistes d'avant-guerre, Giovanni Bellucci n'en fuit pas moins l'intensité que demande ce passage. D'une belle musicalité d'ensemble, à la fois percussive et ronde, on regrette néanmoins de passer à côté de quelque chose, comme si ce n'était pas là que Schubert se jouait. Comme pour confirmer ce sentiment, l’artiste, répondant aux rappels qui saluent son interprétation de la D.959, nous gratifie de la plus célèbre des Rhapsodies hongroises de Ferenc Liszt à laquelle sont jeu convient mieux.

On doit à Nicholas Angelich une interprétation moins sonore, mais plus viennoise. L’on pourra déplorer une rondeur de son rendue excessive par un jeu de pédales trop présent, compensée cependant par une plénitude contemplative qui suscite une des plus étonnantes séries d’Impromptus. Alors que sa version de la Sonate D.625 se montre par moments un peu maniérée, à d’autres en accord avec certain Sturm und Drang (trois ans seulement la séparent d’Erlkönig), son approche des Impromptus, joués systématiquement dans un tempo plus lent qu’à l’accoutumée, installe un fort beau climat méditatif, étrange dans ces pièces, mais justifié par l’intensité dramatique qui traverse certaines des œuvres de cette époque (la D.960, pour ne citer qu’elle, ou Winterreise). Quoiqu’il en soit, ces Impromptus s’avèrent fulgurants, non de vive et soudaine surprise, mais de présence pleine, s’imposant à l’aide d’un son tant à la retenue rythmique qu’au décours de la note.

Enfin, le jeu d’Alain Planès demeurera canonique à mes oreilles.
Si beaucoup d’imprécisions gênent, notamment dans les traits virtuoses, ainsi que des ralentis assez mal venu, retenons la qualité de l’atmosphère qui se dégage d’un jeu toujours sobre, d’une grande retenue, d’une attention sans faille au son, à tel point qu’il ne reste peut-être rien à dire de l’enchantement que sont ses deux apparitions. Tout juste aimerais-je quelque chose de plus chantant dans les Klavierstücke, notamment l’Allegretto. La Sonate D.960 est un éblouissement. Nul pathos, une grande dignité. Le premier mouvement se montre presque austère, et le si étrange Andante sostenuto, privé de larmoiement, sonne comme une mélodie intérieure, douloureuse non d’être trop violemment pathétique, mais aussi sourde, lancinante et bien là qu’un deuil immémorial, révélé par l’audition dans une évidence de toujours. Des deux Allegro finaux, plus lestes et sans histoires, la mémoire ne gardera que l’étonnant trio que comme entendu pour la première fois, surprenant des oreilles habituées à l’euphémisation des œuvres, le contre-fa joué comme il est écrit sur la partition, fortissimo sforzando, et non simplement sforzato comme il est d’usage.

Toute la saveur de la musique de Schubert se trouve magnifiée par la clarté de jeu, la régularité rythmique et une certaine distance, sans pathos, à ce qu’il m’en semble. S’il m’est donné de faire un vœu : que les interprètes refusent de jouer ces pages sur Steinway. Seul Bellucci s’affranchit des aigus criards de l’instrument. A minima, un Bösendorfer ferait mieux l’affaire, plus vraisemblablement un Fazoli. Mais, dans la proximité du Musée (la porte à côté), n’aurait-on pu imaginer de jouer ce cycle sur instruments historiques ?

MD