Chroniques

par bertrand bolognesi

intégrale Philippe Manoury – épisode 3
Quatuor Arditti et Quatuor Leonkoro

Biennale de quatuors à cordes / Cité de la musique, Paris
- 18 janvier 2022
Philippe Manoury, compositeur invité de la Biennale Quatuors à cordes 2022
© tomoko hidaki

La période est difficile… pour peu qu’on l’aurait oublié quelques minutes à peine, le petit monstre à piquants, qui depuis près de deux ans empoisonne notre quotidien, se rappelle sans cesse à nous. Ainsi cet article porte-t-il déjà pour titre intégrale Philippe Manoury – épisode 3 alors qu’avant lui ne fut publié aucun épisode 2. En effet, alors que le Quatuor Diotima était programmé hier, lundi, dans Tensio, le deuxième quatuor du compositeur [lire notre chronique du 17 décembre 2010], la création mondiale de Copyleft de Ying Wang et la première française du Quatuor à cordes n°4 de Beat Furrer, l’un des musiciens s’est avéré touché par le Covid-19 : il fallut annuler le concert (reporter plus tard dans la saison, est-il annoncé). Nous passons donc directement à Framenti, sous les archets des Arditti qui lui avaient donné le jour le 18 janvier2016, lors de la septième édition de cette Biennale.

Onze fragments (framenti en langue italienne) s’enchaînent jusqu’à former une œuvre d’une vingtaine de minutes, à l’opposé des grandes formes que souvent Manoury sollicite. Chacun avance une idée qu’il effleure à peine, laissant choir tout désir d’exploration plus poussée des possibilités qu’elle pourrait offrir. L’alternance des climats et des gestes musicaux dispose favorablement l’auditeur à la réception de ces concentrés aphoristiques qui tous témoignent du raffinement acquis par l’auteur au fil du temps. L’approche du Quatuor Arditti, à l’instar de sa lecture de Melencolia fort appréciée samedi [lire notre chronique du 15 janvier 2022], bénéficie d’un grand soin de chaque trait et d’un chemin très minutieusement défini de la nuance.

L’heure précédente accueillait Philippe Manoury en salle de conférence où il prononçait Que peut la musique savante dire du monde ? dans le cadre de la série Grands témoins proposée par la Philharmonie de Paris. Avec Kein Licht. qui prenait appui sur la catastrophe de Fukushima [lire notre chronique du 22 septembre 2017], puis son vaste Lab.Oratorium, dont l’enregistrement, par François-Xavier Roth [lire notre critique du CD], fut salué ces derniers mois par notre équipe – environ une fois par trimestre, nous distinguons par A! une parution discographique d’exception –, qui aborde l’abandon des migrants par les puissances européennes, l’artiste n’a guère hésité à dire sa présence au monde, par-delà, peut-être, les positionnements d’autrefois que l’on appelait engagement pour des causes sociales et politiques. Aussi, après avoir amorcé une réflexion sur le rôle que pourrait endosser la musique savante selon la place strictement congrue qui est la sienne, c’est en montrant quelques exemples puisés dans ces deux opus qu’il illustre son propos.

En seconde partie de concert, une jeune formation née en 2019 prend place sur l’estrade : le Quatuor Leonkoro, constitué par les violonistes Jonathan Masaki Schwarz et Amelie Cosima Wallner, l’altiste Mayu Konoe et le violoncelliste Lukas Minoru Schwarz, qui fut salué par des premiers prix au Concours international de musique de chambre du Festival Virtuoso e Belcanto de Lucques, au Concours de musique de chambre de l’Alice Samter Stiftung de Berlin, entre autres. Leonkoro se produit en lieu et place du Quatuor Takács initialement prévu. Du programme de ce dernier, il a gardé le Quatuor en fa de Maurice Ravel, remplaçant le Quatuor en mi bémol majeur Op.51 n°10 d’Antonín Dvořák par le Quatuor en la majeur Op.41 n°3 de Robert Schumann. Le relatif noviciat des interprètes se laisse déceler dans le premier. La pondération, des attaques comme du tempo, de l’Allegro moderato distille une élégance certaine qui toutefois ne compense pas l’aboulie du trait, que l’on perçoit encore dans le Scherzo, pourtant indiqué Assez vif. Les mouvements suivants – Très lent puis Vif et agité – semblent absorber toute la vitalité liardée jusqu’alors.

Des affinités nettement plus évidentes s’affirment avec le romantisme germanique : c’est ce que la lecture investie de l’œuvre de Schumann démontre assez. Le premier chapitre (Allegro molto moderato précédé d’une introduction Andante expressivo) est défendu par un phrasé généreux qui jamais n’accable la lisibilité des textures et de la ligne, magnifiée dans les variations de l’Assai agitato où le sens du contrepoint se révèle, conduit avec une authentique ferveur expressive. Loin de s’adonner à quelque démonstration trop appuyée, l’intensité ne faiblit point dans l’Adagio molto. Le final (Allegro molto vivace) confirme, par l’énergie sainement structurée qu’il libère, les qualités d’une approche dont l’accomplissement n’attend pas les années.

Nous retrouverons l’univers de Philippe Manoury le 23 juin, à la Philharmonie (Studio), lors de ManiFeste, le festival de l’Ircam, avec des pages plus anciennes qui toutes associent l’instrument soliste à dispositif électroacoustique en temps réel – Jupiter pour flûte (1987 ; révision 1991), Pluton pour piano et (1988-89) et Neptune pour percussion (1991).

BB