Chroniques

par gilles charlassier

Internationales Mahler Festival Leipzig
concert 3 | MDR Sinfonieorchester | Jun Märkl

Gewandhaus, Leipzig
- 20 mai 2011
Gert Mothes photographie Jun Märkl à Leipzig
© gert mothes

De par son caractère de reconstitution post-mortem, la Symphonie en fa # majeur n°10 occupe une place à part dans le corpus mahlérien. Après le décès du compositeur en mai 1911, la nouvelle symphonie, esquissée l’été précédent à Tolbach, se présentait dans un état d’inachèvement que l’on crut d’abord dû au vœu de l’auteur que ces feuillets soient détruits à sa mort. À la suite du premier festival consacré au compositeur, en 1920, par Koninklijk Concertgebouworkest sous la baguette de Willem Mengelberg, Alma Mahler, la veuve du compositeur, consentit à une édition en fac-similé du manuscrit. En ces mêmes années (1924), elle demandait à Ernst Křenek, juste marié à sa fille Anna, de compléter la partition. Celui-ci accomplit une présentation de l’Adagio initial et du Purgatorio. On a ensuite approché Schönberg et Chostakovitch pour « terminer » la symphonie, mais l’un et l’autre ont décliné. Dans les années soixante, alors que les célébrations du centenaire de la naissance de Mahler s’en tiennent à l’usage de ne donner que l’Adagio initial, le musicologue Deryck Cooke, assisté du compositeur Berthold Goldschmidt, établissent une version exécutable de la partition. La première performance a lieu le 13 août 1964, avec le London Symphony Orchestra dirigé par Berthold Goldschmidt. L’année suivante Eugene Ormandy dirige l’œuvre pour la première américaine à Carnegie Hall et l’enregistre dans la foulée. Même si d’aucuns se sont essayés à en proposer d’autres, la version de Deryck Cooke, corrigée les années suivantes avec l’aide de deux jeunes spécialistes de Mahler, Colin et David Matthews, est le visage le plus souvent retenu de cet opus posthume – et celui proposé ce soir par Jun Märkl et le MDR Sinfonieorchester.

L’œuvre se compose de cinq mouvements : deux lents enserrent deux scherzi, entre lesquels est placé un bref Purgatorio. La symétrie structurelle rappelle la Septième Symphonie tandis que l’ordonnancement des tempi reprend celui de la Neuvième. L’Adagio initial sonne comme la continuité du finale de l’opus précédent, les deux pages étant souvent comprises comme un adieu au monde. Mais tandis que la conclusion de la Neuvième est construite sur un simple gruppetto et s’achève dans la raréfaction de la matière musicale, le mouvement initial de la Dixième élargit l’univers tonal jusqu’à ce fameux accord de neuf notes – de cette avancée dans l’atonalité, Schönberg déduit que, s’il lui avait été permis de vivre plus longtemps, Mahler aurait explicitement ouvert la voie à la Seconde École de Vienne.

Le premier Scherzo a une allure assez familière à l’univers mahlérien (des premières symphonies à la Neuvième ; on pourrait dire qu’il s’agit là d’un invariant), avec une instabilité rythmique peut-être plus accusée. On reconnaît en la section centrale un Ländler – plus stylisé cependant que dans les œuvres précédentes. Le Purgatorio est un hapax dans le corpus symphonique de Mahler. Non seulement les mouvements brefs, dont la durée ne dépasse pas cinq minutes, sont rares (dans la Troisième, le cinquième mouvement, avec chœur d’enfants, est un exemple), mais c’est le seul orchestral – le scherzo de la Première fait presque sept minutes. L’inspiration de cet Allegro moderato renoue avec les Knaben Wunderhorn – le thème rappelle Das Irdische Leben (La vie terrestre), cruelle chanson où la mère demande à son enfant d’attendre avant d’être nourri, et lorsque l’heure est venue, sa progéniture se tient morte dans ses bras – reliant de manière inattendue la symphonie posthume aux Deuxième et Troisième Symphonies [voir nos chroniques des 18 et 19 mai ]. L’écriture transparente – la texture liquide des clarinettes ! –, la concentration, la rattachent cependant au style de la maturité. Le second Scherzo (Allegro pesante, Nicht so schnell) évoque une atmosphère empreinte de nostalgie colorée, là encore, par des rythmes de Ländler, où l’on entend des échos du Chant de la Terre et des élans de la Septième. Usant d’un procédé auquel il n’avait plus recours depuis la Symphonie n°4, le Finale (Einlentung : Langsam, schwer -Allegro moderato -Adagio) est joué sans interruption après le coup de timbale. L’œuvre s’achève dans un climat de ferveur amoureuse apaisée (l’autographe signale des annotations dédiées à Almschi, le surnom affectueux que Mahler donnait à son épouse).

La Dixième Symphonie peut être entendue comme un attachement renouvelé à la vie ayant dépassé la résignation qui résonnait dans laNeuvième. L’emploi de matériel associé à sa première manière peut être compris comme une récapitulation testamentaire. Jun Märkl préfère exprimer le détachement de la maturité, le « point de vue objectif » et le dépouillement initiés par la Neuvième. Le MDR Sinfonieorchester, l’un des plus anciens orchestres de Radio (et le partenaire d’un enregistrement deLieder de Mahler et Zemlinsky réalisé par Gardiner avec Anne-Sofie von Otter pour Deutsche Grammophone il y a une quinzaine d’années) fait preuve d’une précision et d’une cohésion remarquables.

GC