Chroniques

par gilles charlassier

Internationales Mahler Festival Leipzig
concert 5 | Koninklijk Concertgebouworkest, Fabio Luisi

Gewandhaus, Leipzig
- 22 mai 2011
Gert Mothes photographie Fabio Luisi à Leipzig
© gert mothes

Les deux concerts de ce dimanche confrontent l’un et l’autre les périodes extrêmes de la créativité du compositeur austro-hongrois. Tandis que ce soir le London Symphony Orchestra donnera l’Adagio de la Dixième Symphonie en prélude de la Première, de manière analogique, c’est le vestige posthume de la période leipzigoise, leTotenfeier, qui est joué face à Das Lied von der Erde (Le chant de la terre).

Le Koninklijk Concertgebouworkest d’Amsterdam acquit rapidement une solide réputation dans l’interprétation de la musique de Mahler. Sous la férule de son directeur musical d’alors, Willem Mengelberg, la formation néerlandaise organisa en 1920 le premier festival Mahler. Dans les dernières décennies, ce sont les enregistrements réalisés par Bernard Haitink et le cycle programmé en 1995 qui enrichirent ses mahleriana.

Le poème symphonique Totenfeier est la version primitive du premier mouvement de la Symphonie en ut mineur n°2, entendue en ces murs tantôt [lire notre chronique du 18 mai 2011]. Écrit pendant l’été 1888 à la suite de la démission du compositeur de son poste d’assistant au Stadttheater, le mouvement initial de la nouvelle symphonie projetée est resté pendant plusieurs années le seul achevé. Le titre Totenfeier emprunte à un cycle dramatique d’Adam Mickiewicz publié dans la traduction allemande d’un ami du musicien, Siegfried Lipiner, à Leipzig en 1887. Comparée à la version finale du mouvement, l’orchestration de ce premier état a quelque chose de plus brut ; dans la facture plus « compacte » on perçoit un postromantisme germanique qui fait la séduction de la partition, lequel sera nettement métamorphosé dans la Résurrection. À la différence de Riccardo Chailly, Fabio Luisi ne cherche pas à pousser la balance sonore à ses extrémités, souligne le son plus sec de la partition, sans pour autant retirer la nervosité idiomatique des basses.

L’écriture de la symphonie pour voix et orchestre, Das Lied von der Erde, diffère radicalement de ce que nous avons entendu en première partie. Les textes sont tirés de la collation de traductions de textes chinois réalisée par Hans Bethge sous le titre Die chinesische Flöte (La flûte chinoise). À l’instar de ses contemporains, le compositeur fut sensible à la mélancolie douce-amère distillée dans ces poèmes, consonante avec l’esthétique et l’humeur décadentes dont ce tournant de siècle était empreint. Mahler a usé avec une certaine liberté des traductions choisies, pour servir ses intentions herméneutiques, adaptant, entre autres, les titres.

Même si les dimensions de la partition peuvent justifier le titre de symphonie, avec le long Abschied tenant lieu d’Adagio final, anticipant la Symphonie n°9, l’ouvrage s’apparente davantage à un cycle de Lieder avec orchestre. L’échelle réduite de la formation sollicitée, ainsi que l’écriture chambriste, porte à son accomplissement l’individualisation des pupitres expérimenté dans les Kindertotenlieder et les Rückert-Lieder, mais aussi dans la Septième Symphonie présentée hier [lire notre chronique du 21 mai 2011]. Il est d’ailleurs symptomatique que la version initiale soit écrite pour piano et qu’il existe des réductions fort intéressantes pour formation de chambre.

Mahler laissait le choix entre le baryton et l’alto pour le second protagoniste vocal. C’est le second qui est ici retenu, avec Anna Larsson. Son partenaire est un autre familier du répertoire wagnérien. Richard Dean Smith rencontre néanmoins des difficultés avec l’héroïsme de la chanson à boire, Das Tinklied von Jammer der Erde. La vitalité conjointe de la voix et de l’orchestre place la première en position défavorable, dont la projection est en son éveil perfectible. Selon une logique contrastante, le second chant, Der einsame im Herbst, confié à l’alto, est écrit dans un tempo lent, empreint de brumes et d’intériorité. Von der Jugend, pour ténor – le cycle observe une alternance rigoureuse des tessitures – a l’allure d’un scherzo, avec un trio central en modulation mineure et affecté d’un ralentissement. Von der Schönheit continue l’inspiration presque idyllique, à peine altérée par la section centrale au rythme de marche. Der Trunkene im Frühling présente la même organisation en forme de scherzo. L’ivresse du Lied est teintée de désespoir.

L’Abschied qui conclut le cycle est une des plus belles pages du répertoire. Anna Larsson l’interprète avec un soin notable, mais l’émotion, sans doute un peu trop propre, jamais ne bouleverse. Les derniers mots, « Ewig, ewig », résonnent avec plus de précision que d’abandon. La direction efficace de Fabio Luisi se révèle lisible mais pourrait davantage mettre en valeur les couleurs de la partition dont l’originalité semble rester pudiquement à demi-dévoilée.

GC