Chroniques

par gilles charlassier

Internationales Mahler Festival Leipzig
concert 10 | Gewandhausorchester, Riccardo Chailly

Gewandhaus, Leipzig
- 27 mai 2011
Gert Mothes photographie Riccardo Chailly à Leipzig
© gert mothes

Lorsque la Symphonie en mi bémol majeur n°8, composée en l’espace de deux mois à l’été 1906, fut créée le 12 septembre 1910 dans la nouvelle salle de concert de l’Exposition Internationale de Munich, on fit appel à cinq cents choristes, pris à part égale dans les effectifs de la Wiener Singverein der Gesellschaft der Musikfreunde et du Leipzig Riedel-Verein, auxquels s’ajoutèrent trois cent cinquante enfants de la Münchner Zentral-Singschule, sans oublier les cent soixante-dix musiciens de l’orchestre du Konzertvereins München et les huit solistes. Le nombre imposant d’interprètes requis (plus de mille) resta dans la mémoire collective et le surnom donné à la symphonie, dite alors « des Mille » – assisté par la publicité d’Emil Gutmannn, l’organisateur des deux concerts.

La Gewandhaus, dont la jauge est limitée à mille neuf cents places, contraint à quelques équilibres. L’effectif choral a été ramené à quatre cents, réunissant les forces du MDR Rundfunkchor, du chœur de l’Opéra de Leipzig, du Thomanerchor Leipzig, du Gewandhauschor et du Gewandhauskinderchor, dans une harmonie de costumes rouge, noir et outremer lisérés de blanc (les enfants). Face à la demande sur les trois concerts déjà programmés, la répétition générale fut ouverte au public, permettant à mille cent mélomanes surnuméraires d’entendre la performance de l’orchestre de la maison, point d’orgue du festival.

En se réservant les deux opus les plus monumentaux du compositeur, Riccardo Chailly ne répondait certainement pas seulement à des questions logistiques légitimes. En plaçant la Deuxième et la Huitième aux deux pôles chronologiques de cette « Olympiade mahlérienne » [lire notre introduction générale], ce sont deux apothéoses qui se font face, permettant de mesurer la métamorphose opérée par Mahler. Tandis que la Résurrection fait résonner l’ampleur et la richesse du monde au moyen d’un matériel disparate, et soumet le finale – du moins sa première partie, au tempo de scherzo – à la forme sonate, reprenant entre autres le motif de la marche de l’Allegro maestoso initial [lire notre chronique du 18 mai], la Huitième présente une homogénéité thématique et mélodique sans égale dans la production du compositeur bohémien. Pour reprendre les analyses de Theodor Adorno, Mahler porte à son accomplissement le procédé de variante ou déviante, expérimenté pour la première fois sans doute dans le finale de la Symphonie n°3 [lire notre chronique du 19 mai 2011] – que le philosophe allemand oppose à la variation classique. D’une économie remarquable, le matériau évolue constamment, toujours reconnaissable, et à chaque occurrence différent, donnant à la symphonie une unité puissante.

C’est ainsi que les deux parties se répondent, alors même que les textes peuvent paraître, au premier abord, fort dissemblables. Le Veni creator spiritus est un hymne de Pentecôte écrit au IXe siècle par Hrabanus Maurus, archevêque de Mayence. La partition s’ouvre sur un tutti choral solennel – c’est la seule fois où Mahler commence une œuvre sur une lumière aussi franche et affirmative. Le motif sera repris plusieurs fois au cours de la page, tandis que les thèmes secondaires transforment cette Urlicht mélodique. Les sections fuguées – entre autres l’Accende lumen sensibus, où le thème primitif se fait reconnaître – sonnent comme un hommage aux polyphonies de la Renaissance, mais aussi, et peut-être surtout, à Bach, portant la science contrapuntique de Cantor de Leipzig à une ampleur sonore inédite. Comme toujours chez Mahler, la puissance de l’orchestre n’altère jamais la clarté de l’écriture, et le contrepoint demeure ici parfaitement lisible – ce qui est un véritable tour de force au regard des effectifs sollicités. Dans cet hymne, les solistes interviennent pour soutenir et colorer les masses chorales, véritables protagonistes de ce chant à la gloire de Dieu, de la Nature et de l’Univers unifiés. Les formations réunies et préparées par Howard Arman sont au diapason de l’énergie impulsée par Riccardo Chailly.

Tandis que la première partie emprunte à la forme de la cantate, la seconde, sur le texte de la scène finale du Faust de Goethe, rappelle l’oratorio, avec ses solistes nettement plus individualisés – à chacun est dévolu un caractère. À travers ces codes génériques, Mahler réemploie le matériel du Veni creator en lui insufflant une dramatisation. C’est un peu comme si, après l’affirmation du divin, on assistait à son incarnation dans l’homme, rachetant son imperfection dans un parcours rédempteur qui s’achève dans un Chorus mysticus aux confins de la finitude et des astres (« Tout ce qui passe n’est que symbole ; l’Imparfait ici trouve l’achèvement ; l’Ineffable ici devient acte ; l’Éternel-Féminin nous entraîne en haut. »), selon un schéma empruntant à l’esprit romantique, et qui n’est pas sans évoquer l’hégélienne épopée de l’Esprit.

L’entrée du Pater ecstaticus de Dietrich Henschel satisfait plutôt les attentes du texte mais pèche parfois par une émission forcée, altérant la beauté de la ligne. La partie exigeante du Pater profundus, avec sa déclamation soumise à de grands intervalles, trouve en Georg Zeppenfeld une basse convaincante. Autre grand rôle de cet oratorio imaginaire, Doktor Marianus revient à Stephen Gould. Le Heldentenor ne manque pas de puissance, mais peut-être d’un certain sens de la nuance. Les accents se font parfois emphatiques, négligeant les moyens expressifs du mezzo forte.

Côté altos, Liona Braun imprime une belle sensibilité à Mulier Samaritana, tandis que Gerhild Romberger différencie Maria Aegytiaca de son timbre plus rond. Introduite par les mandolines – le seul moment dévolu à cet instrument déjà utilisé dans la Symphonie n°7 [lire notre chronique du 21 mai 2011], ajoutant une touche de délicate et souriante transparence qui se détache clairement et prouvant que l’ampleur de la partition n’étouffe pas les passages « intimistes » – la pénitente, Una Poenitentium, a l’élégance de Christiane Oelze, tandis que Ricarda Merbeth est venue remplacer la Magna Peccatrix souffrante de Christiane Iven. Diaphane, Erika Sunnegardh apparaît en Mater Gloriosa sur la tribune de l’orgue, avant que le Doktor Marianus n’entonne Blicket auf, puis cède la place au Chorus mysticus.

Chef sanguin, Riccardo Chailly repousse les limites du fortissimo final, amplifiant progressivement la texture sonore – selon un procédé déjà expérimenté, entre autres, à la fin du premier mouvement de la Troisième. Les accents de l’orchestre électrisent la salle de la Gewandhaus repue de décibels, mettant les spectateurs sur l’orbite céleste que Mahler fait résonner dans cette coda à l’ineffable puissance.

GC