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Chroniques
Iouri Temirkanov joue Prokofiev et Tchaïkovski
Boris Belkin (violon) et Nikolaï Demidenko (piano)
Habitude est prise, désormais, d’un séjour avenue Montaigne de l’orchestre de la cité impériale et de son excellent chef. Trois soirées, cette fois, ouvertes vendredi 16 novembre. Nous assistions aux deux suivantes, avec beaucoup de plaisir.
Le Concerto pour violon en sol mineur Op.63 n°2 de Prokofiev (1935) ne réunit cependant guère les épices qu’on en attend. Certes, la direction de Temirkanov s’affirme en souplesse dès les premiers pas du premier mouvement, plutôt enlevés, mais la cantilène introductive du soliste donne le ton : un son opulent, présent, mais sans grande musicalité, volontiers monochrome. S’il faut comparer ce moment à la lecture du Concerto en ré majeur Op.19 n°1 entendue une semaine auparavant [lire notre chronique du 10 novembre 2012], disons que l’équilibre de ce soir est à situer à l’exact opposé : gros son, présence indéniable, voire écrasante de Boris Belkin, devant un orchestre infiniment soigné, tout élégance. L’Andante central est mieux servi, Belkin développant là un chant remarquablement fluide, tandis que le chef ménage des givres timbriques indiciblement précieux. La reprise inversée du thème (cuivres et contrebasses legato, soliste pizzicato) gagne une densité rare. L’ultime Allegro laisse poindre une gênante approximation de hauteur de la part du violon et un contrôle un rien contrit des contrastes dans l’orchestre. Bref : assez ennuyeux, avouons-le.
Le lendemain, c’est tout l’inverse : Nikolaï Demidenko [photo] livre une interprétation mémorable du Concerto pour piano en ut majeur Op.26 n°3 (1921), en totale symbiose avec la formation pétersbourgeoise et son directeur. L’Andante initial pose une tendre demi-teinte dans la lumière des bois, et bientôt le pianiste cisèle une lecture subtilement introvertie, y compris dans les passages percussifs de l’Allegro, ici d’une frivolité rentrée. Le geste orchestral est leste et gracieux, rehaussant d’autant plus le volontarisme frustre de la partie soliste. Un ton patelin engage l’Andantino médian qui bénéficie d’une ferme inventivité sous les doigts de Demidenko. Les cordes s’ingénient à un moelleux exquis. Le dernier épisode voit s’intensifier l’expressivité dans le choc d’une intériorité concentrée et d’une partition pourtant spectaculaire : le moment est intense, l’entrelac du piano et du violoncelle solo formidablement impacté, le résultat d’une ténacité absolue.
Retour à un passé plus lointain (quarante-quatre ans plus tôt) avec la Symphonie en fa mineur Op.36 n°4 de Tchaïkovski dont Iouri Temirkanov lance la sonnerie introductive dans une lenteur un rien épaisse. Encore avance-t-il les mesures suivantes de l’Andante sostenuto dans une ampleur presque engluée que vient sculpter un pupitre de violoncelles d’une perfection inégalée. Après l’amorce par les bois, le thème peu à peu révèle son caractère, moderato. Soin jaloux du détail et vision large du tout conduisent à une peinture profonde et raffinée des climats. En soulignant peut-être un peu plus brutalement que d’accoutumée les contrastes, Temirkanov désigne à l’auditeur ce que Prokofiev prendrait dans Tchaïkovski pour sa propre musique, et en particulier pour Roméo et Juliette (cf. dernier §). Après un Andantino d’une extrême distinction, voire un rien hautain, nous goûtons le relief étonnant du Scherzo, véritable ballet de pizz’ jouissant ici d’une dynamique infiniment riche. Un Finale fièrement brossé conclut cette série de concerts russes.
Nous y venons : la veille étaient donnés huit extraits des deux Suites du ballet Roméo et Juliette Op.64, strictement contemporain du Concerto n°2 précédemment joué. Iouri Temirkanov excelle dans cette œuvre, comme en témoignent l’impératif des Montaigus et Capulets, opposant de délicats relais harpe/célesta à la crudité volontaire de la clarinette, un théâtral Juliette enfant, d’une vigueur confondante jusqu’en sa passionnante élégie de violoncelle, une Danse savoureusement lyrique, en toute simplicité, l’aimable joute de la Séparation, sans diableries, la minutie chambriste et le grand souffle fauve de la Danse des jeunes antillaises, mais encore les dangers souterrains de Roméo devant la tombe de Juliette. Cinglant, irréparable comme une gifle d’encre de chine, les Masques font peur, alors que La mort de Tybalt s’épuise en des scansions déchirantes. Assurément, l’orchestre a dansé !
BB